Vu. lu

Prendre soin des pratiques d’écriture

À propos de Psychanalyse et éducation : Questions à Mireille Cifali , Frédérique-Marie Prot (dir.), PURH, 2025.

C’est un séminaire organisé par l’équipe « Normes et valeurs » de l’INSPÉ de Maxéville le 28 novembre 2018 en hommage aux travaux et à la carrière de Mireille Cifali qui est à l’origine de cet ouvrage. On y retrouve donc les interventions de cette journée complétées par quelques contributions d’auteurs invités à y ajouter leur propre réflexion.

Deux textes ouvrent l’ouvrage : l’un d’Étiennette Vellas, Mireille Cifali professeure, et l’autre de Henri Louis Go Mireille Cifali : une œuvre.

Quatorze contributions sont ensuite réparties en six parties, ouvertes chacune par un texte d’envoi de Mireille Cifali, suivi des réactions de deux ou trois contributeurs. Les titres mêmes des différentes parties orientent vers ce qui est central dans l’œuvre de Mireille Cifali : les liens entre psychanalyse, éducation, formation ; l’approche clinique ; la pédagogie institutionnelle ; la place de l’écriture et la dimension éthique.

Une septième partie regroupe les questions posées à Mireille Cifali lors du séminaire et ses réponses. S’y ajoute le texte conclusif de Philippe Meirieu, et une postface de Daniel Hameline.

Pour notre SCIC qui cherche à « dire le travail, ses grandeurs et ses épreuves » i et à travers le travail « à dire les engagements, les conflits, les fiertés, les dilemmes et les solidarités de ceux qui travaillent : ce qui fait avancer la société » ii cet ouvrage est intéressant à bien des égards. J’en retiendrai quatre : la démarche clinique, le passage par l’écriture, l’impact des récits d’expérience, les effets de certains modes de management sur le travail et les travailleurs.

La démarche clinique

Sur le premier axe, le texte d’envoi de Mireille Cifali, Éthique clinique en formation, qui introduit la cinquième partie de l’ouvrage est particulièrement éclairant. Laissons-lui la parole. Elle commence par préciser ce qu’est une démarche clinique :

« Une démarche clinique est un art de la recherche, de l’intervention et de la formation visant un changement et se tenant dans la singularité des situations rencontrées, elle n’appartient pas à une seule discipline, ne constitue pas un terrain spécifique. Elle concerne donc tout autant le professionnel dans son désir de comprendre, et l’intervenant cherchant à faire évoluer une situation, une structure, une institution.

Quand on se confronte à des situations où le but premier n’est pas de construire des connaissances généralisables, mais où l’enjeu est de permettre qu’un autre accède au savoir, dépasse une difficulté handicapante, se désasujettisse, reprenne pied dans un contexte social et historique particulier, quand s’élabore ainsi, avec les interlocuteurs en présence, une compréhension impliquée de ce qui se passe, une coconstruction d’un sens qui peut provoquer du changement, alors on se trouve dans un espace qualifié de “clinique”. »(page 183)

Elle procède ensuite à quelques mises en garde : « La compréhension est une construction à plusieurs et non un préalable détenu par un seul. » (page 184) ; « Avoir une posture clinique implique en conséquence une interrogation de tous les processus applicatifs des théories. » Certaines conceptions scientifiques « peuvent en venir, sans le déclarer, à un “interdit de penser”. Elles nous imposent de n’être que des exécutants » Or, nous dit Mireille Cifali, « Ce dessaisissement est catastrophique. » (page 185)

Parce que notre subjectivité est partie prenante de notre action professionnelle, il importe de ne pas la gommer, mais d’œuvrer à une objectivation « par la confrontation des subjectivités et non pas par leur éviction. » (page 186)

Tous les apports de Mireille Cifali sur la démarche clinique peuvent éclairer et inspirer tout le travail de collecte des récits et d’accompagnement à l’écriture mené au sein de la SCIC.

Les récits d’expériences

Etiennette Vellas – qui a été son étudiante en sciences de l’éducation à Genève – nous dit l’impact de la lecture, faite par Mireille Cifali, de ces récits de praticiens qui « [nous ouvraient] la possibilité d’entrevoir nos propres difficultés, de nous rappeler tel obstacle, tel agacement de l’année écoulée ou ce blocage rencontré justement la veille sur notre terrain. Nos abus de pouvoir, notre propre violence par le détour de ces vécus lus, questionnés par Mireille, devenaient alors normes dans nos métiers et pouvaient sortir de nos ombres. […] Sans nous y sentir obligés, un à un, nos refus de les voir tombaient, doucement ou avec fracas. » (page 13)

Ces espaces où des pratiques se disent dans leur singularité et leur différence sont nécessaires à tout humain pour « prendre occasion et appui pour construire sa propre consistance. » (page 118)

Les croisements de regards et conflits d’interprétations nés de la « confrontation à d’autres subjectivités dans d’autres situations singulières pouvant faire écho à celle étudiée [peuvent] toucher au général où beaucoup se retrouvent. » (page 169)

En donnant la parole aux travailleurs pour qu’ils racontent leur métierDire Le Travail impulse une démarche proche de ce que préconise Mireille Cifali : « S’autoriser à […] parler [du travail], c’est prendre conscience de tout ce qu’on maitrise dans son travail, sans forcément s’en rendre compte dans le feu de l’action. L’écrire, c’est analyser les difficultés et les réussites, ouvrir des possibles. Le partager, c’est le faire reconnaitre, affirmer le rôle social de celui qui travaille. » iii

La place de l’écriture

Dans ce travail sur soi pour se « désassujettir » l’écriture a une place toute particulière. Elle aide à construire sa pensée. C’est ce que Mireille Cifali développe au chapitre VI dans un dialogue avec Thomas Périlleux : « Passer par l’écriture permet peu à peu de construire sa pensée en lien avec d’autres pensées. Et pour cela il s’agit d’autoriser une écriture qui n’est pas tout de suite normée. Une écriture par fragment, par journal daté, qui se dépose sur des petits morceaux de papier dans un cahier, à partir desquels on finit par agencer un texte par trouver ses repères, devenir familier de ses répétitions ; nous y faisons des découvertes, avons des surprises, la pensée, notre pensée, devient vivante, cela nous réjouit, nous ne pensions pas que nous pouvions penser ainsi. » (page 263)

D’où l’importance de « prendre soin des pratiques d’écriture. » Elles gagnent parfois à être accompagnées pour se libérer de l’emprise d’un modèle supposé attendu, d’un rapport à une norme académique : « Ton accompagnement a ouvert une brèche dans une situation qui pouvait paraitre gelée. », nous dit Thomas Périlleux.

Un passage sur « le fond et la forme » (page 266/267) pourra tout particulièrement intéresser les coopérateurs collecteurs de récits du travail évoqués sur notre site « Le collecteur de récit ne vise pas ainsi le pittoresque ou le croustillant, mais la centration du narrateur sur ce qui l’engage dans son travail, sur le plan subjectif, physique, cognitif et relationnel. C’est dans ce “décor” que le collecteur s’efforce de mettre en scène un narrateur qui va cheminer, résoudre des tensions, des dilemmes, des contradictions, surmonter des problèmes, renoncer… C’est dans ce décor enfin que ce dernier aura à se confronter avec des collègues, une hiérarchie, des usagers, des clients. C’est ce qui fera le cœur du récit. » iv Comment accompagner « le développement de la pensée d’autrui » ? Mireille Cifali propose de le faire « en travaillant les paragraphes, les répétitions, la structuration des intertitres, les ruptures, les blancs, les tics qui reviennent, les effacements, j’aide – du moins je le crois – un autre à trouver son style, un style qui rend sa pensée transmissible. L’adresse à un lecteur est ce qui guide très souvent mes remarques » (page 266).

Le culte de la performance

C’est aussi la proximité entre une certaine conception du travail et du rapport au travail développée dans l’ouvrage avec celle de notre SCIC que l’on retrouve à la lecture de cet ouvrage. « Aujourd’hui nous nous confrontons à la conception d’un sujet se devant d’être efficace. » (page 129) Face à cela, « il nous revient de permettre [à ceux que nous accompagnons] de trouver un lieu, un temps, des mécanismes pour n’être pas rendus passifs par rapport à leur propre vie et pas détruits par des processus sociaux qui sont violents et humiliants. […] Penser là où il y a des “prêts à penser” là où nous sommes pris dans des processus d’aliénation, là où nous sommes piégés, c’est ce qui est le plus difficile penser ensemble non d’une seule voix, mais de voix plurielles, contradictoires, où nous sommes exigeants sans être péremptoires. »

La contribution de Long Pham Quang, Performance et effacement de la subjectivité en formation, dans la cinquième partie, est particulièrement éclairante sur les effets pervers de la nouvelle gestion publique. Le diagnostic sur le fonctionnement de l’hôpital est terrifiant : il « exige de dissoudre la subjectivité des individus qui s’en retrouvent asphyxiés, car traités comme objets ajustables et malléables selon la contrainte du moment. Désormais déchus de leur statut d’être humain singulier, incarné et historicisé, ils doivent endosser le rôle de variable d’ajustement au profit de la mise en œuvre optimisée de procédures et de protocoles. » (page 213)

Comment, dans ce contexte, travailler à « la préservation de soi et de l’autre » ?

Citant Marie Balmary, Mireille Cifali rappelle que « L’humanité n’est pas héréditaire. » Tout cet ouvrage témoigne d’une quête vers plus d’humanité. Cette quête passe par la recherche constante d’une parole soucieuse de justesse, parole qui, comme l’écrit Philippe Meirieu, « ne contraint ni au silence ni à l’obéissance », mais contribue au contraire « à entrouvrir les portes les plus verrouillées ».

Un ouvrage passionnant.

Nicole Priou

i Site de Dire Le Travail

ii idem

iii idem

iv idem

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