À propos de Droit à l’erreur, devoir de transparence, Éric Vibert, éditions de l’Observatoire, 2021.
Voici un chirurgien qui manie la plume comme le bistouri : sans tergiversations. Le premier chapitre nous entraine in média res, dans le bloc chirurgical. La description de l’opération en cours sur le foie d’une patiente est précise, pédagogique (le foie comme un brocoli : l’image est parlante, et donne l’impression au néophyte de tout comprendre). Le récit est même haletant. On a compris d’emblée que l’affaire allait mal se terminer, et on suit le professionnel relater pas à pas le déroulement de l’opération, en tenant à la fois le fil de ce qui aurait dû se passer pour que tout se passe bien, et celui des successions d’impairs, qu’il va falloir rattraper. Heureusement pour la patiente, pas d’enjeux vitaux, mais tout de même d’autres interventions pénalisantes, et quelques séquelles au final. Ce n’est pas un roman…
L’auteur aurait pu choisir d’expliquer l’opération : il la raconte, et je trouve qu’il l’a fait bien mieux comprendre ainsi. En tant que lecteur, j’ai eu l’impression de prendre la mesure de ce métier si particulier, à la fois très savant, par les compétences qu’il met en œuvre, très technique, par le matériel sophistiqué auquel il recourt, mais aussi très physique, sollicitant intensément les gestes, le regard, la concentration, des heures durant.
La suite du livre est plus classique, au moins sur le plan formel. L’auteur revient à un mode argumentatif, pour soutenir sa thèse principale : la culture professionnelle des chirurgiens doit évoluer pour intégrer la reconnaissance des erreurs commises durant les interventions, dans l’intérêt de la qualité du service, c’est-à-dire au final de la santé du patient. Sur le fond, le propos reste très intéressant en ce qu’il aborde des dimensions essentielles du métier. L’auteur explique longuement les origines et les causes de la discrétion, voire de l’omerta qui règne sur cette question de l’erreur en chirurgie, voire en médecine. Il compare de façon précise cette culture professionnelle avec celle des pilotes d’avion. La comparaison est pertinente, en ce que les deux activités engagent une lourde responsabilité sur des vies humaines, exigent à la fois des compétences techniques importantes et des capacités à réagir en urgence en cas d’imprévu. Pourtant, le statut de l’erreur y est radicalement différent.
L’analyse d’un accident en cours d’un vol est systématiquement publique, son contenu comme ses conclusions accessibles à tous. Elle est utilisée par toutes les parties prenantes pour corriger autant que possible les causes identifiées des dysfonctionnements. Tous les accidents sont répertoriés dans des bases de données utilisées dans la formation initiale et continue des pilotes. Reconnaitre et même décortiquer les erreurs de pilotage n’est pas considéré comme une mise en cause ou une humiliation, mais au contraire comme une marque de professionnalisme. Chercher à les minorer ou les dissimuler serait une atteinte grave à la sécurité, et donc au métier.
Pourquoi n’en va-t-il pas de même en chirurgie ? La plupart des chirurgiens sont également chercheurs, toujours ouverts à des débats et des évolutions de leurs pratiques. Mais les articles de revues professionnelles ou les communications dans les colloques ne concernent jamais que des réussites, des innovations. Pourtant, étudier systématiquement des accidents lors d’opérations serait au moins aussi instructif, et d’abord la meilleure façon d’éviter qu’ils se reproduisent ! Mais voilà, un métier n’est pas seulement une activité pratique, c’est aussi un collectif, un petit monde social. Et celui de la chirurgie est encore fortement organisé selon ce que l’auteur appelle le « mandarinat », une hiérarchisation importante des fonctions, des statuts. Être chirurgien, c’est aussi savoir construire une carrière personnelle, avec une très longue période de progression dans les responsabilités assumées. Dans un bloc opératoire, le stagiaire n’occupe d’abord qu’une place périphérique, sur un strapontin, en se tordant le cou pour observer de son mieux. Progressivement, il est autorisé à passer quelques instruments à celui qui opère, puis à effectuer les préliminaires, quelques actes sans trop d’enjeux, en attendant l’arrivée du maitre de cérémonie au moment décisif, qui assure sous les regards admiratifs les gestes les plus délicats. Hiérarchie qui structure également un métier où tout le monde se connait, où les réputations et les déférences commandent l’attribution des postes hospitaliers. Reconnaitre une erreur est alors risquer une sortie de route brutale dans ce cursus honorum.
Outre cette question du mandarinat, j’aurais volontiers une autre hypothèse, complémentaire. La relation entre un chirurgien et l’être humain qu’il opère est beaucoup plus directe que celle qui relie le pilote aux passagers de l’appareil. Le médecin et le patient se parlent, avant et après l’opération, alors que le passager ne rencontre jamais le pilote qui prend les commandes. Le travail du chirurgien est par nature intrusif, violant, certes avec l’assentiment des parties en cause, l’interdit majeur de la pénétration avec effraction dans le corps d’autrui. La condition pour accepter un tel acte est de ne faire de cette violence qu’un acte fait vertueux, curatif. La prise de risque n’est pas du tout partagée, contrairement au pilote victime du crash au même titre que ses passagers. Blesser un patient, porter atteinte à son intégrité physique, voire à sa vie, c’est brusquement passer du statut de sauveur à celui d’agresseur. Pas simple à reconnaitre !
Sur toutes ces questions, nous ne pouvons que partager la conviction de la nécessité de dire son travail, aussi délicat et difficile que ce soit quand il ne se déroule pas comme attendu. Un travail engage toujours une responsabilité de celui qui le fait à l’égard de celui qui en bénéficie, que ce soit pour le nourrir, l’éduquer, le transporter, le soigner. Toutes les parties prenantes ont intérêt à s’en parler. D’autant que ce peut être passionnant à raconter !
Patrice Bride
En complément : une émission de France Culture avec l’auteur