À propos de Copeaux de bois, Anouk Lejczyk, Les éditions du Panseur, 2023.
Deux envies qui se rejoignent dans ce livre : faire, travailler en forêt ; écrire, travailler les mots, le langage. On dit « forestier » comme urbaniste, jardinier, ou, un peu, maraicher, plagiste (mais pas montagnard) : des humains qui s’affairent dans un type d’espaces, qui l’entretiennent, l’aménagent, l’exploitent. On pourrait dire « langagier » pour ceux, celles qui usent du langage, qui captent les mots des autres, qui étiquètent des choses et les actes.
Anouk est écrivaine et devient bucheronne, devient écrivaine en bucheronnant. Elle tient un carnet de son année de formation, un CAP, en quatre saisons. Elle se coltine et alors consigne les outils, les gestes, les instructions, les arbres, les aléas météo. Elle raconte les consignes plus ou moins imagées des formateurs, les astuces des professionnels, démonstrations à l’appui, et il n’y aurait plus qu’à faire : mais ça ne le fait pas, ou pas toujours, parce que pas le bon appui, pas le bon coup d’œil, la lame mal aiguisée, l’arbre récalcitrant. Elle expose les règles, les EPI, et comment on s’en arrange, parce que là, c’est pas pareil, vous comprenez.
Elle le dit en vignettes, pour saisir des scènes de la vie quotidienne, aux confins du récit, du poème et du théâtre. Elle donne à entendre les formateurs, les collègues, sa voix intérieure. Les mots sont crus, directs, familiers, composant à petites touches un tableau nuancé, subtil : des gars virils et un peu balourds, mais pas trop non plus ; des travaux parfois fastidieux, inutiles, qui abiment la forêt et ceux qui s’en occupent, mais qui peuvent être aussi jouissifs, précieux ; des corps qui peinent, mais qui se façonnent à la tâche.
Elle parle du travail, celui qu’on apprend, celui qui se transmet. Elle dessine de beaux portraits de professionnels. Elle ne verse pas dans le pamphlet ou la diatribe, mais invite tout de même, au passage, à s’interroger sur ce qu’on fiche là, à planter au carré ou à couper ras, à géométriser le foisonnement des forêts. Elle donne envie d’affuter nos outils pour cultiver des récits de travail !
Patrice Bride
Extraits
Persona
Bonjour
je m’appelle Anouk j’ai bientôt 30 ans
je vis à Paris en couple
j’ai fait des études de lettres et d’art un peu de vidéo
je suis autrice j’écris sur les forêts
j’en ai marre de lire des trucs pas précis
alors je voulais faire un peu de terrain
mettre les mains dans le cambouis
histoire de mieux savoir de quoi je parle
et puis j’aime ça tout simplement
passer du temps en forêt
avoir une activité physique aussi
j’aime bien me mettre à l’épreuve
voir si je tiens le coup à bosser dehors en hiver
j’ai jamais touché à une tronçonneuse mais je veux bien apprendre
et je suis plutôt végétarienne
Max Antoine dit : C’est bien Anouk
c’est une très bonne démarche,
avec moi tu vas apprendre plein de choses
par contre il va falloir aussi couper des arbres
ok ?
19/20
nouveau chantier dans une parcelle infestée de moustiques bien vénères
proche de la nationale du périph’ et des zones industrielles
températures printanières en route vers l’été
les arbres presque tous dépérissants
beaucoup de mares
j’abats correct
débite mal
touche le solde deux fois de suite avec mon guide
émousse directe ma chaîne
ça coupe plus rien je force comme une débile
de la sciure très fine vient se coller à mon pantalon
je transpire mais je peux pas quitter mon pull à cause des moustiques
plus d’essence je pars faire le plein
croise Dimitri qui billonne nickel
avec des beaux grands gros copeaux
le midi c’est un chasseur qui nous prépare à bouffer
pâté de sangliers en entrée puis taboulé-barbeuc
je me fais remarquer avec mes princesseries
moi monsieur je mange du gibier mais pas vos merguez
Max impose une session reco
il ramène vingt échantillons qu’il accroche à un fil entre deux arbres
Vous les numérotez de 1 à 20
je veux le nom en français et en latin
et pas de tricherie
je retrouve mes réflexes de bon élève
tout excitée à l’idée d’avoir 20/20
mais j’aide quand même mes camarades discretos
fait la maligne avec l’alisier et la bourdaine
cale sur le nom latin du prunellier
puis me rappelle in extremis le philosophe
Primus spinosa
je me plante seulement sur le peuplier
Populus canescens au lieu de Populus nigra
c’est comme les abattages
chaque fois un petit truc qui foire
Roland-Garros
deuxième journée dans la parcelle 26
chacun chacune dans son coin on bute la fougère plus grande que nous
j’imagine mes collègues avec des têtes de minots
un bâton et une faucille à la main
peut-être chantant à l’unisson
Lulu ténor
Thierry soprano
très peu de semis sous les vieux chênes
ça facilite le travail mais le rend désespérant
on fait du bruit on pollue on gaspille du carbu
on amochit le paysage
pour trois pousses par-ci par-là qui se feront becqueter par des chevreuils le soir même
au bout d’un moment j’entends plus de bruit autour
Thierry s’est arrêté je sens son regard sur moi
j’éteins ma bécane
enlève mon casque
me retourne
il est à une quinzaine de mètres et une question le taraude :
Tu regardes le tennis ?