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Les coopératives et le travail

Un festival de coopératives, L’Onde de coop, sur un thème qui nous intéresse tout particulièrement, « le travail » : il fallait que nous en soyions ! Nous en revenons galvanisés par la forte affluence et par les nombreuses questions très ouvertes abordées au cours de la journée.

Cette journée, qui s’est tenue à Paris le 7 septembre dernier, était organisée par les Licoornes, groupement de coopératives (parmi lesquelles Enercoop ou Mobicoop) constitué autour de la perspective de contribuer à « transformer radicalement l’économie ». Le fait qu’elles choisissent le thème du travail pour cette troisième édition de leur festival nous a interpelés : avons-nous nous-mêmes, coopérateurs de Dire Le Travail, pour objectif de changer radicalement l’économie ? La société ? En tout cas, nous pensons que la parole personnelle et partagée sur son activité est un levier de transformation, même sans bien savoir dire de quoi. « Nous n’en sommes plus à la prise de conscience de la catastrophe écologique en cours, les salariés savent souvent dans quelle mesure ils participent par leur travail à la destruction du climat ou de la biodiversité. La question est maintenant de les accompagner à trouver des solutions là où ils sont. Car souvent, au niveau local, des solutions existent et l’entreprise ne peut pas les trouver toute seule. » dit une intervenante, Anne Le Corre (Printemps écologique). Dire le travail pour trouver des solutions à des conflits éthiques des plus en plus fréquents ?

Plus généralement, comment Dire Le Travail peut-elle faire sa part et contribuer au vaste chantier des transitions, à l’échelle des individus, des collectifs de travail, des organisations, des pays ? Pour y réfléchir ensemble, voici non pas un compte-rendu, mais quelques idées et questionnements que cette journée impressionnante nous a inspirés. Nous vous les proposons en toute conscience de l’ambition du chantier ouvert, de la nécessaire modestie avec laquelle l’aborder, mais aussi de l’importance de pousser aussi loin que possible la réflexion. Pas de transformation radicale avec des recettes éculées : l’heure est bien à l’impertinence, à la subversion1, à la créativité !

Sur les dispositifs de parole

Pour ce type d’évènements, le pli de la cohérence entre ambition écologique du propos et conditions matérielles d’organisation est pris : pas de débauche de plastique, pas de plaquettes promotionelles sur papier glacé que personne ne lit, même plus de tote bags floqués en coton naturel qui s’entassent ensuite dans les placards. Par contre, les dispositifs de parole restent très classiques : conférence d’ouverture de l’experte de niveau 1, successions de table ronde avec des experts de niveau 2, ateliers censés favoriser les échanges et qui se limitent finalement à de mini-tables rondes des experts de niveau 3. Comment mieux organiser la coopération entre coopérateurs, nombreux ce jour à se reconnaître dans cette belle appellation ? Comment ne pas se contenter d’une posture de consommateurs de discours d’experts ? Quels dispositifs de circulation de la parole promouvoir, autres que des temps de «questions de la salle2 », , ou alors des plages dites « convivialité », laissés au hasard des rencontres, au risque de l’entre-soi ? Comment inciter chacun·e à s’exprimer, soutenir la construction d’une prise de parole, à commencer par celles et ceux qui ne sont experts de rien du tout, ou plus précisément d’abord « expert·e de leur travail »3 ?

Les boites à outils du mouvement coopératif ou de l’éducation populaire sont pourtant bien fournies, même pour des rassemblements en grand nombre comme cette journée.

Sur les participants et l’affluence

Le public était nombreux, curieux, hétéroclite, et c’est bien sûr confortant pour les organisateurs comme pour les présents, encourageant dans un contexte parfois morose. Pour autant, la journée a aussi été l’occasion de mesurer les questions que posent « la croissance », le succès du nombre : c’est plus difficile d’écouter, d’échanger, même simplement de trouver une chaise dans une telle affluence ! Puisqu’il s’agit d’œuvrer à une transition, ou un dépassement, en tout cas une transformation des règles économiques établies, comment dépasser l’approche quantitative, le nombre de personnes touchées, rassemblées, formées, pour privilégier des approches qualitatives ? Ne pas souhaiter forcément être « plus fort », dans un monde qui a bien besoin que l’on modère les énergies ? Éviter les métaphores guerrières, « s’armer pour affronter les obstacles », dans un monde bien assez belliqueux ? Ne pas brandir le drapeau rouge de l’urgence, quand il faudrait plutôt ralentir ?

Sur la conception du travail

« Comment transformer le travail avec des salariés prisonniers ? » nous a dit Danièle Linhart dans son intervention en ouverture de la journée, après avoir rappelé le lien de subordination inscrit dans le contrat de travail, la persistance des principes tayloriens dans le management des entreprises, et évoqué les effets pervers de l’individualisation à outrance du rapport au travail et du changement permanent qui disqualifie les salariés. Certes, mais encore ? Cette description de la condition laborieuse, dans le registre de la dénonciation et de l’indignation, sonne juste, mais un peu comme le glas des rébellions d’antan. Comment parler du travail contemporain sans cantonner les salariés à des places de victimes, de galériens, de forçats ? L’analyse du travail nous semble ouvrir d’autres pistes, nous invite à écouter ce qu’en disent les premiers concerné·es. L’ouvrier, la ménagère, le livreur, l’aide-soignante, le manutentionnaire, la caissière n’ont de cesse d’inventer des stratégies pour bien faire leur travail, d’y mettre de l’intelligence, de l’humanité. Qu’est-ce que cela changerait si elles et ils pouvaient en parler avec leurs collègues, les clients, les usagers ?

C’était un constat marquant de la journée : que le contrat de travail n’est pas la formalisation d’une entente entre deux parties égales, chacune ayant droits et devoirs, mais bien l’institution d’une subordination d’un employé à son employeur, est une idée largement partagée, voire une évidence commune. C’est beaucoup moins le cas, nous a-t-il semblé, pour la distinction entre travail et emploi. C’est un acquis majeur des courants dits de la « clinique du travail » (ergologie, psychodynamique du travail, clinique de l’activité, psychosociologie, ergonomie, etc.) : le travail, activité humaine, engagement subjectif pour accomplir une tâche, n’est pas l’emploi, tel que décrit par une fiche de poste, encadré par un employeur. Ainsi, pour reprendre un débat ouvert au cours de la journée à propos du bénévolat : « travail gratuit » ou bien « non-travail » ? Si on lui donne la parole, un bénévole pourra raconter la créativité dont il fait preuve pour s’approprier une prescription, prendre en compte des contraintes, se confronter à des dilemmes, et trouver son compte au final dans la relation aux bénéficiaires de l’action. C’est bien du travail, même gratuit ! Autre exemple, à propos des questions d’organisation du travail, de « management » pour reprendre le mot des managers, qui ont pris beaucoup de place au cours de cette journée. Elles restent le plus souvent abordées dans une approche « top-down », même avec le souci de modalités alternatives à la pyramide hiérarchique. Voilà ce qu’il y a à faire, comment s’organise-t-on pour le faire. Mais voilà : jamais personne ne fait précisément ce qu’on lui dit de faire ; cet écart entre la prescription et l’activité effective est irréductible, et même précieux, source de santé pour la personne et de qualité pour le produit fabriqué ou le service rendu. C’était bien le problème de Taylor, et il reste celui de tous ceux dont le travail est de prescrire celui d’autrui : autrui n’en fera qu’à sa tête, dans tous les sens de l’expression. Si on prend très au sérieux cette idée, et elle nous semble bien à populariser, la question première de l’organisation du travail n’est pas l’élaboration en amont du cadre (une fiche de poste précise, des conditions de travail motivantes, des modalités d’évaluation pertinentes), mais les modalités de discussion en aval du travail réalisé, pour en assurer le développement. Un intervenant, Nicolas Chabroux (de la SCIC Transfair RH) a proposé deux séries de trois questions : « Qui propose ? Qui pilote ? Qui décide ? », puis « Comment on propose ? Comment on pilote ? Comment on décide ? » Un critère d’une organisation prenant véritablement en compte le travail serait de s’appuyer d’abord sur la parole de ceux qui font le travail pour « proposer », pour ensuite seulement définir des modalités de pilotage, puis de décision.

Sur la perspective de la « transition »

Une question considérable : comment développer une entreprise dans un contexte économique où la priorité devrait être de moins produire, moins se déplacer, moins consommer de ressources ? Deux pistes :

  • Raisonner en termes de qualité de services à rendre plutôt qu’en termes de volume d’activité, même dans le cadre d’une activité productive4 : mieux manger, mieux se loger, mieux se déplacer, mieux se soigner, etc. ;
  • Développer des coopératives qui associent en leur sein producteurs et consommateurs, pour arbitrer au plus juste entre les besoins de ceux-ci et les possibilités de ceux-là. D’ailleurs, ça existe déjà : c’est le principe des SCIC.

La question du périmètre du mouvement coopératif est revenue avec insistance au cours de la journée : Agrial, Triskalia, la Coop de l’eau 79, Enercoop, Biocoop, Le champ des possibles, Dire Le Travail, même combat ? On pourrait se demander s’il ne faudrait pas distinguer, dans le mouvement coopératif, les structures dont la raison d’être est limitée à une catégorie économique (des consommateurs, qui veulent obtenir des tarifs les plus bas possibles, des producteurs, qui veulent pouvoir se rémunérer de leur travail, quitte à se comporter comme n’importe quelle entreprise sur les marchés), de celles dont la raison d’être est fondée sur la recherche permanente de conciliation entre des intérêts économiques divergents.

De quoi renouveler de telles journées, sous diverses formes, avec toute la sobriété, le tact et l’intelligence coopérative qui font du bien !

Patrice Bride, Agnès Berthe

1Un bel exemple : la directrice générale d’Enercoop racontant une réunion de direction où est avancée l’idée d’un soutien de l’entreprise aux salariés grévistes contre la réforme des retraites. Des patrons qui incitent à la grève : le monde à l’envers ?

2Et alors, phénomène curieux, c’est alors toujours un monsieur qui s’empare du micro…

3Alain Alphon-Layre, Et si on écoutait les experts du travail, ceux qui le font. L’Harmattan, 2023

4Comme l’a bien illustré lors de la permière talbe ronde Julien Adda, du Réseau Cocagne.