Journal d’une bedworkeuse

Journal d’une bedworkeuse – épisode 31

Dimanche 12 avril

C’est Pâques. Dans ma famille, on ne célèbre pas les fêtes religieuses, mais on profite des jours fériés et des festivités qu’elles occasionnent. Mon gendre m’envoie les vidéos de mes petits-fils courant dans leur jardin. Je vois d’abord le plus jeune : il est entré sans sa cabane, a trouvé un gros œuf en chocolat enrubanné, a dit à sa maman qu’il en avait un, a refermé minutieusement la porte derrière lui. Puis je vois le grand, attrapant une cloche dans un buisson. Affectueux, il indique à son petit frère un lapin qui se cache près de la balançoire, l’accompagne, le montre avec son doigt, le serre par les épaules pour bien l’orienter. Le petit prend au plus court pour ne pas perdre de temps. Le plus grand sourit. Je fonds. Je pleure. Ne pas pouvoir partager des moments aussi doux est injuste.

Je me reprends. Vais cacher une cloche pleine de rochers que j’ai achetée pour mon compagnon. Il sort, casquette sur le côté, prend des allures de benêt. Je le filme et j’adresse la vidéo à mes petits-enfants pour les faire rire. Ça va mieux… Je constate quelques minutes plus tard que mon ex-mari et sa compagne ont pensé à la même chose… sauf que lui a trouvé une bonne bouteille dans le jardin. Les cloches seraient-elles plus généreuses en période de confinement ou, au contraire, auraient-elles eu du mal à se faire livrer comme tout le monde ?

Le soir, il y aura apéro avec les enfants. Depuis leur canapé, mon fils et ma belle-fille dans les Deux-Sèvres, ma fille et mon gendre près de Caen, les petits entrant et sortant, nous partagerons tous un précieux moment qui s’éternisera un peu. À peine le temps de diner que les programmes de la soirée commenceront.

L’après-midi, j’ai reçu un coup de fil de Marc et Amina : ils sont contents que la biographie avance, mais Amina a une requête : elle souhaite que le livre soit plus romanesque. Sa demande me travaille. Je cherche comment résoudre le dilemme : faire un texte argumenté qui démonte les accusations en s’appuyant sur des preuves et trouver un ton et une forme « de film » comme me l’a suggéré Amina, sans extrapoler, sans interpréter. Tenir les deux en même temps est délicat. Le soir, je me lance, je trouve un fil, je coupe, je lacère même, je réduis, je reformule, je réorganise, je fais sauter les sous-titres… c’est peut-être ça le chemin.

À propos de chemin, je suis sortie tardivement faire ma promenade quotidienne. Trop tard. Après le coup de fil d’Amina, j’avais un rendez-vous téléphonique pour le dossier de formation, mais mon interlocuteur n’a pas répondu à mes appels. On se court après depuis plusieurs jours. C’est l’inconvénient du travail à distance. Les clients sont moins regardants sur leur agenda. S’ils savent que je me déplace, ils respectent le programme. En situation de confinement, ils se doutent que je suis captive, comme eux. Peut-être sont-ils un peu déboussolés, moins bien réglés ? Pourtant, mon futur client m’a bien renvoyé mon devis signé.

À cause de ce contretemps, je tombe sous l’orage. Quelques grosses gouttes et le soleil revient, mais je suis rentrée, je me suis débarrassée de mon sac à dos, j’ai déchiré mon attestation et je n’ai pas le courage de ressortir. Et puis ce soir, c’est apéro. Je suis à la manœuvre pour activer l’appli Zoom, je ne dois pas être en retard. Quand les images s’affichent sur l’écran, les visages familiers s’éclairent. En une semaine, il y a eu quelques changements de physionomie : les cheveux se sont allongés ou épaissis, à l’exception de mon petit-fils et de son papa, la « boule à zéro », les peaux ont un peu bruni grâce au soleil généreux. Pourtant en avril, ne te découvre pas d’un fil…

Nous parlons beaucoup du prolongement du confinement. Certains évoquent la reprise possible du travail. Ma fille ne peut pas concevoir que le père de ses fils reparte à l’usine, la laissant seule à gérer ses classes en télétravail, la maison, les petits. Elle s’est rendu compte que les activités à distance en appellent d’autres, qu’une fois devant l’ordinateur on peut ne pas s’arrêter. Elle cherche des solutions sur le Net, trouve des idées, prend des initiatives, applique. Elle a fait un cours virtuel avec une classe il y a peu. Un petit marrant lui avait dit qu’il essaierait « de se libérer » pour y assister.

Le cadre de l’heure de cours, la sonnerie du collège, les bus à prendre, les réunions de concertation, les horaires de l’école primaire ou de la nounou, tout cela rythme sa vie ordinairement. Actuellement, tous ses repères temporels ont éclaté. Son conjoint a pris conscience de ce qu’est le travail de sa compagne, son engagement, le temps qu’elle consacre à des enfants qui vivent en réseau éducatif prioritaire plus. Il est prêt à recourir à un arrêt-maladie, comme l’a autorisé le gouvernement, afin qu’elle puisse assurer sa mission, lui qui était opposé à cette mesure avant que d’être placé en chômage technique.

Nous parions sur la date de l’échéance. En mai, fais ce qu’il te plait…

Corinne Le Bars, écrivain public et biographe

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