Lucille, 33 ans, est formatrice – et généralement conceptrice de ses formations courtes – mais aussi animatrice de séminaires et d’ateliers pédagogiques. Elle est indépendante et vit dans l’ouest de la France.
Formatrice et conceptrice de séminaires ou d’ateliers pédagogiques, je suis entrepreneuse-salariée dans une coopérative d’activités et d’emploi (CAE) de l’ouest. Très concrètement, cela veut dire que je suis une entrepreneuse sans statut juridique propre : j’ai le statut de la coopérative qui m’héberge, à laquelle je contribue de différentes manières : en argent, via une contribution sur ma marge, mais aussi en temps et en décision, puisque j’ai un droit de vote aux assemblées générales, et m’engage dans des groupes de travail pour faire vivre le projet collectif.
En retour, j’ai bénéficié d’un accompagnement au démarrage, et continue de bénéficier des services de nos comptables mutualisé⋅es, de la gestionnaire de paie, de conseils en cas de besoin : questions économiques, appui administratif pour répondre à des appels d’offres… Le tout en étant salariée sur mon chiffre d’affaires. En effet, je paie toutes les cotisations patronales et salariales, et j’ai chaque mois un bulletin de paie. On cherche à lisser les salaires sur trois mois au moins, en fonction de notre visibilité, pour éviter des revenus en dents de scie d’un mois sur l’autre.
Être entrepreneuse-salariée confinée
Ma vie professionnelle et mon réseau m’amènent à rencontrer de nombreux⋅ses indépendant⋅es ou des personnes en reconversion professionnelle qui cherchent à créer leur activité. Je parle donc souvent de mon statut et du système des coopératives d’activité et d’emploi. Beaucoup trouvent ça génial, beaucoup aussi trouvent cela trop cher. Je mets souvent en avant que c’est pour moi un vrai choix politique d’y rester, car cela me permet de contribuer à la fois à un modèle coopératif et à notre modèle social.
C’est aussi un vrai choix stratégique : oui, effectivement, cotiser à la retraite, au chômage et à la sécurité sociale, ça coute cher, surtout quand on ajoute la dizaine de pour cent de contribution à la CAE… Mais on est vraiment protégé⋅e, en tout cas, autant qu’un⋅e salarié⋅e – vu les atteintes qui se succèdent sur ce modèle au fil des années – et vraiment accompagné⋅e et soutenu⋅e. Avoir une fiche de paie à présenter à un⋅e propriétaire quand on cherche un logement est un avantage certain. Pouvoir obtenir facilement un peu de trésorerie ou un prêt interne aussi.
C’est sûr qu’à court terme, c’est bien plus rentable d’être auto-entrepreneur⋅e… Mais un certain nombre d’entre elleux finissent par atterrir dans la CAE parce que c’est vite compliqué, qu’on est restreint par la mono-activité alors que nous sommes nombreux et nombreuses à proposer un panel de prestations.
En ces temps de confinement, ce modèle de sécurité a pris tout son sens pour moi, sur différents tableaux.
Économiquement d’abord, avec l’équipe finances-compta qui épluche pour nous les possibilités de chômage partiel, que notre statut de salarié⋅es nous ouvre normalement. On n’a pas encore les détails à l’heure actuelle, mais c’est vraiment rassurant de ne pas être seul⋅e face aux annonces sibyllines du gouvernement… À chacun⋅e de nous ensuite de faire les démarches, mais dans un cadre clair. Les mails à ce propos reçus la première semaine du confinement m’ont vraiment permis de m’apaiser : ils sont venus me confirmer que je ne suis pas seule face à tout ça. Rassurant quand 50 % de mon chiffre d’affaires de mars s’est évaporé en 48 h, et que celui d’avril risque de se réduire à zéro.
Ce sont aussi des consignes et informations claires sur les autres sujets : qui a droit à des laissez-passer pour le travail signés par la direction, des indications pour les arrêts maladie des parents d’enfants de moins de 16 ans ; la disponibilité (forcément réduite) de l’équipe, chacun⋅e étant en télétravail à domicile, après la fermeture de l’immeuble abritant les bureaux dès le lundi 16 mars au soir.
Et puis une coopérative, c’est aussi de l’entraide entre nous, avec des échanges d’info sur le fil spécial Coronavirus créé sur notre réseau social interne, ou l’entraide sur les outils pour la formation à distance au sein du groupe des formateurs-formatrices de la coopérative.
Ces derniers jours, vraiment, la sécurité apportée par ce modèle coopératif a pris tout son sens, et ajouté une vraie dose de sérénité dans le stress du contexte ambiant.
Gérer à la maison la multiplication des réunions à distance
J’ai deux bureaux pour travailler : l’un loué à l’extérieur et partagé avec un collègue, et où je stocke mon matériel. Évidemment je n’y vais plus depuis le 13 mars. L’autre est à la maison, dans la pièce « bureau », parfois surnommée ironiquement « espace de coworking », car mon conjoint, travailleur indépendant et à domicile, y travaille aussi. C’est une chance dans le contexte actuel, nous avons un espace de travail fonctionnel et adapté, rodé au fil du temps. C’était même un vrai critère dans le choix de notre appartement il y a quelques années, puisque nous avons eu dans la même période de vie ce besoin de travailler à la maison tout ou partie de notre temps.
Ce qui change avec le confinement, c’est que j’y suis en permanence, alors qu’habituellement, entre les rendez-vous extérieurs, les interventions et les temps de travail dans mon autre bureau, je n’y suis pas tous les jours et rarement toute la journée.
Ce qui change aussi, c’est mon volume de réunions à distance : bizarrement, en temps ordinaire, je ne fais pas de réunions téléphoniques avec ma collègue qui habite à deux rues… Et bien que mon agenda soit plus vide que surchargé, comme mon conjoint passe, lui, habituellement, un temps non négligeable en réunions à distance… ça frotte parfois ! On l’a expérimenté la semaine dernière, ce qui a donné lieu à un petit calage, parce que deux réunions à distance dans la même pièce c’est pas possible. Déjà qu’on entend presque en permanence celles du voisin de l’autre côté de la cloison…
D’habitude, c’est moi qui sors du bureau quand j’ai un coup de fil alors qu’il est en réunion. Mes coups de fil sont plus courts, j’ai moins besoin d’être devant l’ordinateur pendant l’appel, ou alors pour un temps court (c’est compliqué de s’installer correctement dans le séjour pour cela), donc ce n’est pas un souci. J’ai même expérimenté la semaine dernière le coup de fil pro depuis l’espace vert privé au pied de l’immeuble, pour déambuler au soleil et me dégourdir les jambes tout en parlant.
Maintenant, la donne a changé, d’autant que d’autres paramètres s’y sont rajoutés, des téléconsultations médicales pour moi par exemple, pour lesquelles je veux pouvoir être dans un espace privé. Alors on a pris nos agendas, on a répertorié à quels moments on était en réunions à distance en même temps, et on a décidé qui devait sortir du bureau pour chacun de ces créneaux, en fonction des enjeux et des besoins. Ça s’est bien passé parce qu’on a l’habitude de mener ce genre d’ajustement dans la joie et la bonne humeur, ou du moins sans conflit. Mais c’est intéressant qu’alors qu’on n’arrête pas de dire « boarf, le travail à la maison tous les deux, on a l’habitude, de ce point de vue ça ne change pas trop »… et bien en fait si, ça change.
Télétravail en sandwich
Comme mon bureau à la maison est un de mes lieux de travail ordinaire, je mets derrière télétravail les réunions à distance qu’on aurait faites normalement « en vrai », et pas chacun⋅e chez soi derrière l’ordinateur ou le téléphone.
Même si la plupart des projets à court terme sont remis aux calendes grecques, il reste quand même des choses à faire avec le réseau des collègues proches avec qui je mène une bonne partie de mes interventions :
- des bilans d’interventions des dernières semaines
- des projets pour l’automne, qui permettent de se projeter dans l’après-confinement et donnent un peu d’espoir
Comme nos agendas d’habitude très contraints se sont soudainement libérés, on étale. Fini le casse-tête de trouver des disponibilités communes, on a le « luxe » de dire « quand tu veux la semaine prochaine ». Et depuis le confinement, ce qu’on dilue aussi, c’est le travail au milieu des propos personnels. Si l’on commence habituellement par se demander comment ça va, cette étape prend maintenant des proportions bien plus importantes. En fait, ça finit toujours à peu près comme ça : 1/3 de « météo personnelle » où chacune dit comment elle vit la situation ; 1/3 où on travaille sur le sujet du jour ; 1/3 où on parle de la situation en général, des impacts sur nos proches, de nos réflexions politiques à ce propos… La situation nous en laisse le temps, et on sent que c’est un besoin pour chacune de pouvoir s’exprimer, croiser nos informations, essayer de donner du sens à tout cela. Si la productivité en prend un coup (mais est-ce vraiment grave ?), les liens personnels tissés au-delà de la confiance professionnelle se renforcent, et vraiment, je crois que c’est ce dont nous avons le plus besoin.
Compter ses sous
L’argent, nerf de la guerre pour nous tou⋅tes, prend pour nous indépendant⋅es une autre dimension : qu’est-ce qu’on va pouvoir facturer pendant le confinement ?
Les deux premiers jours du confinement, c’était pour moi la chasse à ce que je peux déjà facturer, et aux clients déjà facturés et dont on aimerait bien qu’ils paient là maintenant.
Je mène un projet avec une collègue pour une collectivité de la région, avec un interlocuteur que l’on connait bien, une personne attentive qui a conscience de notre situation. Nous avons déjà effectué 80 % de la prestation, la suite étant repoussée à des temps meilleurs. Notre demande de facturation de ces 80 % a été tout de suite acceptée, au grand soulagement de ma collègue, mère célibataire sans grosse trésorerie personnelle dont ce sera la seule facturation en mars (ma situation est un peu moins fragile pour ce mois-ci). Reste à voir si le paiement suivra, tous les services étant au ralenti, mais c’est déjà un vrai soulagement d’être écoutées et d’avoir pu lancer le processus.
Maintenant que le confinement est installé, ce sont les projets prévus d’ici l’été qui se décalent à l’automne. Soit que les clients anticipent un confinement long, soit qu’ils savent que nos interventions n’auront pas leur place dans le calendrier chamboulé de la reprise, et qu’il est plus sage de les remettre à plus tard. Alors on est plus vigilante à demander des acomptes, pour avoir des rentrées d’argent en juin-juillet, et pas tout à l’automne, car il va bien falloir manger d’ici là !
Reste maintenant à savoir combien de temps le confinement va finalement durer : les marges de sécurité sont plus ou moins grandes pour chacun⋅e. Mais de mon côté, si les projets prévus en juin commencent à être touchés, et si certains, je le sais, seront purement et simplement annulés dans ces circonstances, je passerai très probablement d’un équilibre précaire, mais vivable, à des difficultés certaines…
Lucille, formatrice
(Le prénom a été modifié)
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