Samedi 11 avril
Les jours se suivent et se ressemblent. J’achève le premier jet de l’article destiné aux Ateliers Travail et Démocratie. J’écris cette fois à l’ancienne, cahier à grands carreaux, stylo noir. Et je « recopie » sur le PC en essayant d’améliorer le texte. En ces temps « laxes », cela permet de faire durer l’exercice.
Très tôt, j’ai ouvert avec peine les documents que ma nouvelle cliente m’a transmis hier. J’ai imprimé les quarante-quatre pages de texte en essayant de limiter au maximum le papier. Je les ai parcourues : déjà plus d’une heure de travail et je ne suis pas encore sure que nous allons conclure le contrat. Je prépare le devis en évaluant le boulot à 100 €. J’indique donc le temps que j’ai déjà mangé ce matin rien qu’en accédant au dossier. Heureusement, j’ai travaillé vingt-et-un ans dans le monde de la formation professionnelle et je connais un peu les codes. J’y ajoute seulement trente minutes d’entretien avec le candidat afin de l’interroger sur les items de la fiche de candidature et sur les quatre questions ouvertes d’un document subsidiaire à remplir. Pour finir, je compte trente minutes pour rédiger. C’est probablement sous-estimé, mais je suppose que le jeune homme, qui ne doit pas avoir guère plus de 23 ans et a enchainé les remplacements, n’est pas bien riche.
C’est un de mes dilemmes permanents : en raison de ma formation de travailleur social et de l’éthique de ma nouvelle profession, je suis extrêmement sensible aux limites budgétaires de mes clients. J’ai déjà pratiqué une remise de 50 % pour l’une, de près de 200 € pour l’autre, omis de répercuter des impressions et des envois postaux… Le recours à une biographie devrait être considéré comme une pratique de « médecine alternative », au même titre que le sport sur ordonnance ou les consultations bienêtre !
Le panier à linge a prodigieusement grossi. Il se « gave » pendant le confinement. J’exhume l’énorme radio-CD que mon compagnon avait acheté autrefois pour sacrifier à la mode des « racailles » de banlieues qui l’exhibaient sur l’épaule. « Il n’a presque pas servi. », me dit-il. Je glisse dans l’ouverture un disque de Neil Young, sans doute le plus connu : Harvest. Je ne l’ai pas fait exprès, mais le CD vient d’arriver à son terme quand j’éteins le fer à repasser.
Ma fille me surprend dans la salle de bain par un coup de téléphone : son conjoint s’est mis en tête de couper les cheveux de son fils ainé, à la frange descend jusqu’au milieu des yeux. « Un carnage », dit ma fille en riant. L’enfant pleure quand il s’aperçoit dans la glace. Puis rit à son tour : son père s’est infligé la même punition… Être coiffeur, c’est un métier. Les nombreux travailleurs à qui nous achetons habituellement des services nous manquent : nous devons nous substituer aux enseignants, aux vendeurs de food-trucks, aux esthéticiennes, aux jardiniers, aux femmes de ménage, aux blanchisseurs, aux livreurs (j’ai l’impression d’être Philippe Katerine).
Deux clients me contactent en fin de journée. Marc et Amina m’appellent pour me dire qu’ils ont travaillé sur leur manuscrit et qu’ils me renvoient leurs propositions de modifications ainsi que quelques documents. Ils me téléphoneront demain, souhaitent que nous avancions plus vite puisqu’ils « stagnent » dans leur appartement, c’est le mot qu’emploie Amina. Marie-Anne m’apprend par Messenger qu’elle travaillera demain sur sa biographie et que nous pourrons reprendre rendez-vous ensuite.
Elle m’envoie une photo d’un lapin et d’un canard en chocolat qui sortent d’un œuf, en guise de cadeau de Pâques, s’excuse que ce ne soit pas un poussin qui sorte de l’œuf, ajoute que la petite douceur est à l’image de la période, un peu folle. De mon côté, j’ai préparé hier une petite carte animée sur le site Dromadaire, qui parviendra demain dans la messagerie de ma fille à destination de mes deux petits-fils. Pour remercier Marie-Anne, j’en choisis une autre : la carte représente un œuf qui se fendille et laisse place à un… poussin.
Corinne Le Bars, écrivain public et biographe
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