Journal d’une bedworkeuse

Journal d’une bedworkeuse – épisode 32

Lundi 13 avril

Je travaille toute la journée sur la nouvelle formule de la biographie d’Amina. Seulement trente-sept pages à la fin de l’après-midi, quand je me décide à sortir. Le temps a changé : il fait toujours beau, mais le vent s’est monté et il souffle du nord-est. Froidement donc. Nous choisissons de nous rendre dans les terres et d’abandonner les vagues qui grondent. La mer a l’humeur des mauvais jours, elle est grise, agitée. Pendant que j’écrivais, je croyais que la hotte était restée allumée, mais ce n’était rien d’autre que sa colère. Les immenses peupliers du marais sont tellement ballotés par la brise marine qu’ils s’entrechoquent, provoquant un claquement qui nous fait lever la tête, nous tordre le cou. Je cueille des fleurs de pissenlit et quelques roseaux pour composer le « bouquet du pauvre ».

Myriam m’a envoyé de nouveaux fichiers audios, mais je n’ai pas eu le temps de les écouter. La solitude et le désœuvrement accélèrent le rythme de production de mes biographies. J’hallucine : je suis un peu débordée. Mon journal de bord en pâtit. Quand je le reprendrai, j’aurai tout oublié. Et Marie-Anne qui doit me renvoyer son récit ! Je pousse un soupir de soulagement quand elle m’annonce qu’elle n’a pas eu la force d’y travailler. Elle me l’adressera à coup sûr dans la semaine. Mon rendez-vous manqué se réveille, s’excuse, propose un entretien en début de soirée. Pour une fois, c’est moi qui diffère : ce sera demain.

L’allocution du président commence à 20 heures zéro deux. Juste le temps pour ceux qui applaudissent les soignants de le faire. Je n’en suis pas. Je trouve ce comportement hypocrite et superfétatoire. Dès que l’occasion se présentera, les mêmes hurleront à la mort contre les fonctionnaires. Ils nous y ont habitués avec les policiers qui avaient sauvé des vies au Bataclan ou ailleurs. Les soignants remplissent leur mission et la remplissent bien. Mais c’est leur mission et elle leur semble naturelle. En temps de guerre, les militaires l’auraient assumée avec autant d’engagement. Le respect des travailleurs doit être un principe, pas une opportunité, une constante, pas une occupation.

Lorsque j’apprends que le confinement est prolongé de quatre semaines, donc qu’il est doublé, j’ai d’abord une réaction égoïste en pensant à mes deux petits-fils que je ne saurai voir avant presque un mois. Puis je relativise : la date aurait pu être plus lointaine. Ce délai va permettre d’aménager la vie des Français et surtout de leurs activités, d’installer les équipements et de fournir les matériels ad hoc. Myriam m’a demandé de lui expédier la suite de son manuscrit, je temporise : nous pouvons peut-être fixer un rendez-vous durant la semaine de reprise. Je vise mon agenda pour la période : une radio est programmée le 11 mai après-midi, peut-être qu’elle pourra être passée : un rendez-vous était pris avec mes « potes dépressives » le 12 pour poursuivre l’ouvrage sur la souffrance au travail, nous pourrons peut-être nous retrouver comme prévu ; en revanche, la séance d’aquagym du 13 est probablement vouée à rester hors de l’eau…

Corinne Le Bars, écrivain public et biographe

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