Employés municipaux dans la bourrasque du confinement

Employés municipaux dans la bourrasque du confinement

Sébastien est responsable du service des ressources humaines dans une communauté d’agglomération des Hauts de France. Comment organiser le travail collectif pour assurer les services essentiels dans de telles circonstances ?

Disons que tout a démarré le jeudi 12 à l’annonce de la fermeture de toutes les crèches et toutes les écoles, de la maternelle à l’université, à partir du lundi. Le doute avait commencé à s’installer dès les vacances d’hiver, lorsque les bruits de couloir circulaient à propos d’un collègue séjournant à Rome alors que certaines régions de l’Italie commençaient à être touchées et qualifiées de « zones à risque » au même titre que les provinces chinoises ou Hong Kong. À l’époque, on se posait également des questions sur les premières restrictions touchant les rassemblements, de l’organisation du match de football Lyon-Juventus au huis clos pour PSG-Dortmund quelques jours après (avec des milliers de spectateurs aux abords du stade), questionnements qui apparaissent tellement légitimes aujourd’hui. Petite digression au passage : quoi qu’il en soit, sur ce point comme sur tout ce qui suivra, je me refuse catégoriquement à juger les décisions prises au fur et à mesure de l’épidémie.

Au même moment, une autre situation faisait causer parmi mes collègues : un agent se déplaçait à Compiègne alors même qu’en Picardie plusieurs cas de malades n’ayant pas voyagé dans des régions à risque étaient déclarés. À ce stade, il s’agissait surtout de gérer l’aspect psychologique de cette crise : les craintes plus ou moins fortes de chacun et, parfois, la sensation d’avoir à faire à un phénomène médiatique surdimensionné. Finalement, après négociation, nous convenons d’afficher la liste des fameuses mesures-barrières sur l’ensemble de nos bâtiments.

Après l’annonce de la fermeture des lieux d’accueil pour enfants, le vendredi 13 mars s’annonce tout autre. Nous n’en sommes plus à un débat autour de la réalité du risque, mais à la gestion des premières mesures de confinement. Nous décidons de la fermeture du conservatoire, mais en organisant la poursuite des cours pour les adultes. Seuls les rassemblements inférieurs à mille personnes sont maintenus, on espère pouvoir assurer la tenue d’un match de basket ou encore celle d’un concert de Charlie Couture prévu dans quelques jours.

Puis le seuil descend à cent personnes. On commence à s’inquiéter de la liste des agents présents à partir de lundi, vu les problèmes à prévoir de garde d’enfants. Les élus et le directeur général craignent que certains ne profitent de la situation pour ne pas venir travailler. Je ne mets pas de guillemets, il ne s’agit que d’une impression personnelle.

Vendredi matin, le président de l’agglo, également maire de la commune-centre, réunit le personnel communal dans une salle des sports pour diffuser ses consignes : absence d’autorisation collective, gestion au cas par cas, premières mesures d’adaptation des services publics comme l’organisation des accueils pour les enfants des soignants. Pendant ce temps, je me rends à la trésorerie pour aller chercher les tickets-restaurant du personnel avec mes deux collègues chargées de la gestion des avantages sociaux. Elles remplacent deux collègues en congé maternité dont l’une accouchera le vendredi 20 mars… Bébé du printemps ! Priorité est donnée au service des ressources humaines pour le bouclage de la paie de mars.

Je pars en weekend, car mon déménagement m’attend… Le samedi matin, mes parents et les amis sont là pour charger et vider le camion. Tout le monde est de bonne humeur, joyeux et efficace entre deux tournées de café et de croissants. On passe par la fenêtre ce qui ne rentre pas dans l’escalier, du classique. À midi c’est bouclé, on partage une bière et des chips, on trinque… pour la dernière fois avant longtemps !

À quoi bon faire déplacer des agents chargés de la gestion des carrières, des avantages sociaux, des développements web ?

Tout le weekend, l’inquiétude augmente. Le samedi soir, l’annonce tombe : fermeture des cafés et des restaurants à partir de minuit. Dernier gueuleton, dernière cuite partagée. Le dimanche matin, mon père m’informe que ma mère et lui rentreront plus tôt que prévu : ils craignent que des restrictions de déplacement comme dans d’autres pays ne les en empêchent rapidement.

Le dimanche, jour de vote, je croise un maire dépité, puis quelques courses, un gouter partagé avec les enfants et leur maman, pour les rassurer et nous rassurer. Des films vus sans conviction. Une nuit tourmentée avec le sentiment que des collègues vont se déplacer inutilement. Les effectifs vont fondre comme neige au soleil. À quoi bon faire déplacer des agents chargés de la gestion des carrières, des avantages sociaux, des développements web ?

Le lundi matin, le premier collègue croisé dans la salle de repos me fait part de son désarroi et de sa colère à l’égard de l’incurie de nos dirigeants, incapables de prendre des décisions radicales plus rapidement. Je ne suis pas son punchingball, mais j’encaisse, car je partage sa crainte. Un deuxième collègue, agent de prévention et infirmier de formation, est vexé de ne pas avoir été sollicité à l’occasion de cette crise sanitaire. Les agents sont globalement inquiets, voire tendus, nerveux. Je n’ai ni la tête ni le cœur à féliciter ma collègue très fraichement élue au sein du conseil municipal de sa commune.

En fin de matinée notre directrice décide d’organiser une réunion de crise après déjeuner avec les agents des trois services de notre pôle : informatique, finances et ressources humaines. Sa prise de parole est mesurée, mais sans ambigüité sur l’opportunité des consignes décidées par notre employeur. Un mail du directeur général des services fixe les contours des premiers aménagements envisagés dans le fonctionnement des services. Les agents concernés bouclent la paie de mars, un seul agent sera chargé d’en assurer la liquidation avec la trésorerie le mardi matin et sera libéré dans la foulée. Des roulements sont mis en place au service des finances pour assurer le règlement des factures et pour la maintenance informatique. Le télétravail s’organise. Une cadre est confinée chez elle du fait des symptômes constatés chez un de ses enfants, un autre en raison d’une pathologie le faisant rentrer dans la case « personne à risque ». Nous assurons l’impression des justificatifs de déplacements professionnels à la chaine.

Certains agents de ce service évoquent la possibilité d’exercer leur droit de retrait, voire se mettent en arrêts de travail.

Le maintien de la collecte des déchets ménagers s’impose pour des raisons évidentes et légales de salubrité publique, de même que la fourrière pour le soin dû aux animaux. Par contre, la question de la continuité du service se pose pour la collecte des déchets verts, des encombrants, des déchets recyclables et donc celle de l’ouverture du centre de tri, avec ses trente agents, et des deux déchetteries. D’ailleurs, certains agents de ce service évoquent la possibilité d’exercer leur droit de retrait, voire se mettent en arrêts de travail. La fermeture des déchetteries sera finalement effective à compter du mercredi, de même que le ramassage des déchets verts et des encombrants.

Les structures d’insertion qui mettent à disposition des employés temporaires pour le centre de tri ou la collecte ne sont pas certaines d’être en mesure de poursuivre leurs activités. Je propose de faire signer un contrat aux agents concernés pour assurer la continuité des services. Le mercredi, nous décidons de recruter sept agents supplémentaires pour assurer la collecte des déchets. Je trouve les personnes nécessaires en moins d’une heure avec un sentiment partagé. Ces renforts permettront d’assurer le fonctionnement du service public et de soulager les équipes par roulement, mais j’ai aussi conscience de placer ces agents dans des conditions sanitaires insuffisamment garanties. Ils sont réunis par dizaines en début et en fin de tournée, partagent les camions-bennes à trois, serrés les uns contre les autres, loin, si loin des recommandations portant sur les gestes-barrières. Mais aucune personne contactée n’émet la moindre hésitation, trop contente que cette semaine de contrat vienne compléter, qui son RSA, qui son allocation de chômage. Pire, cela entretient l’espoir pour les intéressés de bénéficier d’un recrutement définitif avec à la clé l’obtention du Graal, le statut de fonctionnaire.

Nous continuons de nous demander jusqu’où doit aller chaque employeur en matière de prévention des risques.

Les conditions de travail subies par les rippeurs et les chauffeurs, l’adéquation parfois douteuse avec leur santé et leur état de forme personnel passent à nouveau au second plan… Nous n’avons plus depuis longtemps déjà les services de médecine adaptés pour réaliser les visites préalables à l’embauche. Le médecin de prévention a suspendu les visites en présentiel, pour ne plus faire que des consultations par téléphone ou par mail. Si un agent vit avec une personne à risque et qu’il ne peut pas joindre son généraliste, le médecin de prévention peut constater une incapacité à travailler. C’est le minimum qu’il puisse faire. Comme la direction générale s’interroge encore sur la position applicable, je suggère de supprimer le jour de carence sur présentation d’un certificat médical à partir du 16 mars.

Nous continuons de nous demander jusqu’où doit aller chaque employeur en matière de prévention des risques. Nous avons pourtant le sentiment que les choses évoluent positivement, de jour en jour. Je tiens informés les agents de mon service, soucieux que la situation sanitaire et les craintes qu’elle inspire ne mettent à mal le sens du service public et la conscience professionnelle. Je suis même un peu frustré que nous ne puissions pas nous rendre davantage utiles.

Autre souci : prioriser l’attribution des ordinateurs portables, pour permettre le travail à domicile. Un incident survient : une femme ayant fréquenté des amis, dont l’enfant a présenté par la suite des symptômes évocateurs de la maladie, vient chercher son matériel au bureau. Une engueulade en règle est à venir. Pas de comparaison toutefois avec ceux qui bravent les interdictions de confinement, partagent des apéros entre voisins, où, summum de l’inconscience, fêtent par dizaines les résultats électoraux d’un premier tour sans lendemain, piétinant à l’occasion leur devoir d’exemplarité.

La première semaine de confinement s’achève. Je serai venu chaque jour travailler, à l’exception du jeudi matin que je consacre à mes enfants. Je tente de prendre un repos supplémentaire le vendredi après-midi, en vain : un accident de travail au centre de tri m’oblige à y retourner. Au passage, j’adresse un « merci » tout ironique aux gens qui continuent de jeter le verre dans les poubelles consacrées au recyclage. Verre qui finit sur la main d’un agent de tri, quelques coutures à l’hôpital en pleine crise sanitaire et un repos forcé de quinze jours.

Seconde semaine de confinement… ah ben non, finalement ce sera la deuxième, puisqu’« on » vient d’annoncer que ça durerait au moins jusqu’au 15 avril. Le télétravail est quasiment opérationnel, des PC étant prêtés aux agents qui, comme moi, n’en possèdent pas ou à ceux dont le seul ordinateur familial ne suffit pas, si le conjoint travaille également à domicile ou si les enfants l’utilisent pour suivre leurs cours à distance. Le télétravail est une nouveauté pour tous, qu’il faut désormais organiser, c’est-à-dire cadrer, bien sûr, mais en s’assurant que le personnel qui n’est pas malade et n’a pas d’enfant à garder poursuive ses missions. Certains ne manqueront pas de faire remarquer (pour le reprocher ?) que les représentants du personnel n’avaient pas été préalablement consultés…

Il faut aussi veiller à une forme d’équité entre les agents alors que les priorités sont très inégales. Les personnes qui doivent réaliser la paie par exemple, ou régler le paiement des factures, n’ont clairement pas le choix et se sont d’ailleurs immédiatement mises à la tâche. Il peut en être autrement pour des agents qui sont chargés de la réalisation de projets, ou d’actes de gestion qui ne sont pas immédiatement nécessaires. Au-delà des urgences, il faut pourtant tout anticiper pour éviter un retour trop brutal à l’arrêt du confinement. Sur le plan social, prendre de l’avance ou réduire le retard, c’est aussi préserver l’espoir d’un été normal, au risque de le consacrer au moins en partie à travailler.

Nous mettons en place un document partagé pour que chacun note quotidiennement les tâches accomplies, un autre pour les questions liées au traitement de la paie d’avril, un dernier pour le suivi des projets. Pour éviter le décrochage, nous réfléchissons à la présence des agents au bureau une demi-journée, par roulement, pour récupérer les dossiers et les fichiers à ramener à domicile, et pour maintenir un lien autre que l’échange de mails, de SMS ou d’appels. Le travail comme un outil pour combattre les effets pervers du confinement ? Il faut alors lever les réticences des agents qui ont gardé le souvenir douloureux du dernier jour, le lundi 16 mars : la décision, alors, de maintenir les activités le plus normalement possible, a laissé un sentiment de déni de la part de nos dirigeants. Dix jours plus tard, la situation a objectivement changé : seule une quinzaine d’agents sont présents dans les bureaux, contre 120 habituellement… Cela rend beaucoup plus facile le respect des gestes barrières, réduit le risque de rassemblement ou de contact de proximité. Et puis ça facilite aussi l’entretien des lieux. D’autant que les agents semblent à l’écoute et maintiennent une certaine confiance envers l’encadrement direct.

Le seul objectif valable est de garder tout le monde dans le bateau.

Dans la réaction de chacun, on retrouve les postures habituelles dans les relations avec moi ou entre collègues. Je ne suis pas convaincu que cette période « révèle » des comportements différents. Une collègue qui a habituellement besoin d’être accompagnée pour fixer ses priorités ou valider des positions ne fait pas de retour sur la mise en place du télétravail, les échanges de mails, l’utilisation des documents partagés… Je l’appelle, elle me semble la plus perdue de l’équipe dans cette période, elle subit le confinement, me parle à plusieurs reprises de sa liberté à laquelle elle tient tellement, du troisième anniversaire de sa petite fille, sa voix tremble à l’idée de le lui fêter par Skype. On convient de se voir « en vrai » mardi matin. J’espère que cela lui fera du bien et lui permettra d’avancer.

Une autre me répond qu’elle pourra revenir le mercredi. Elle n’a pas d’enfant, et ni elle ni son conjoint ne sont souffrants à ma connaissance. Elle a besoin de documents et de fichiers pour continuer de travailler chez elle. Elle ne manifeste pas de crainte sur le plan sanitaire. Je l’interprète comme sa méthode pour manifester qu’elle ne se laisse pas imposer cette mesure par moi. Dans la situation actuelle (mais c’est aussi le cas en temps normal), il y a des combats à ne pas mener. Le seul objectif valable est de garder tout le monde dans le bateau.

Autre situation inattendue : une collègue vient à l’improviste en milieu de matinée pour prendre des documents utiles au télétravail, et plus précisément le traitement des indemnités des élus. C’est un feuilleton à rebondissement avec la fin de mandat initialement envisagée, l’organisation d’un premier tour ayant abouti à l’élection de vingt conseils municipaux sur vingt-deux dans notre agglomération, et finalement le maintien des anciennes équipes municipales, donc du conseil communautaire, jusqu’à l’organisation d’un second tour. Je sens qu’elle avait surtout besoin de contact social, de voir des gens, de parler de sa situation, de son père, de son fils… Après son départ je réagis négativement : les autorisations de déplacement professionnel ne sont données que si nécessaire, le principe du confinement doit être respecté, les venues au bureau organisées et encadrées au préalable. Je le rappellerai collectivement dans l’après-midi.

Le vendredi matin, une réunion des maires de l’agglomération se tient pour aborder notamment les mesures de soutien aux entreprises, par un fonds d’aide ou des suspensions de loyers. Un maire nous interroge sur la situation d’agents contractuels qui avaient été recrutés pour la période de mars à septembre 2020 en vue des activités touristiques de sa commune, station balnéaire. Aucune recette n’est à attendre des vacances de Pâques, il craint qu’il en aille de même pour cet été. Pendant le confinement, il pourra reporter le salaire des agents qui gardent leurs enfants sur l’assurance maladie, mais il devra payer tous ceux qui se trouvent en situation « d’autorisation spéciale d’absence » selon la doctrine gouvernementale (on ne peut pas encore parler de situation juridique claire). Si le confinement s’achève avant septembre et qu’il n’a besoin que de très peu de personnels supplémentaires voire d’aucuns, il pourra toujours, en théorie, envisager des cessations anticipées des contrats au titre des fameuses « nécessités de service ». Je lui rappelle toutefois qu’il faudra alors, au préalable, en appréhender les couts (les indemnités de licenciement)… et l’impact politico-social. Il ne s’agit pourtant pas d’un maire réputé « dur » socialement, au contraire, mais il anticipe les mois suivants et les éventuels reproches qui pourraient lui être adressés quant au budget de la commune.

La semaine prochaine, on avancera un peu plus sur l’organisation collective et l’encadrement du télétravail, la situation statutaire de chacun, le traitement des congés qui avaient été validés pour le mois d’avril et que certains souhaiteront probablement annuler si le confinement persiste, la rédaction formelle du plan de continuité des activités… On finit par fermer les ordinateurs autour de 18 h et on se souhaite un bon weekend.

Sébastien, responsable du service des ressources humaines dans une communauté d’agglomération des Hauts de France

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