Lundi 6 avril
Ce matin, j’ai « du pain sur la planche » (encore une expression, elles me viennent comme ça, je n’avais pas conscience que j’en consommais autant). Myriam m’a envoyé deux premiers fichiers audios pour compenser l’impossibilité de nous rencontrer physiquement. Quelques minutes seulement de récit. Elle conclut en disant à son dictaphone qu’elle fait une pause. C’est trop éprouvant. Mais elle ne revient pas. En revanche, elle m’envoie quelques instants plus tard le poème If, de Rudyard Kipling, qu’elle a mis en musique.
Je travaille un peu son manuscrit, trouve un nouveau titre pour l’un des chapitres : moi qui ai fait ma thèse sur les traumatismes de guerre, je n’avais encore jamais lu que certains psychiatres, aux alentours de 1870, appelaient le syndrome de stress post-traumatique « cœur de soldat ». Pour une biographie que j’ai appelée Guerres intérieures, et que j’ai ponctuée de vocabulaire militaire, cette trouvaille est magnifique. Je ne suis pas sure qu’en temps normal, j’aurais autant cherché.
Connaissant les difficultés que rencontre Myriam pour imprimer certains documents, au format pourtant classique, je procède aux captures d’écran nécessaires à la transmission des nouveaux éléments du récit et je les lui adresse. Quelques minutes plus tard, elle me fait part de ses inquiétudes : sa pension n’est pas arrivée sur son compte bancaire. Heureusement, tout rentre dans l’ordre avant la fin de la journée. La période est anxiogène.
La deuxième tâche importante de la matinée est la rédaction du guide d’entretien destiné à l’épouse de Marc, à qui je demanderai ce soir de me raconter son interpellation puis son incarcération. J’ai besoin notamment de repères temporels pour pouvoir situer ces faits on ne peut plus marquants dans le manuscrit. Et aussi du nom et de la fonction des principaux personnages judiciaires qui sont intervenus jusqu’au procès. Je lui demande aussi d’essayer de se rappeler les odeurs, les bruits, les images afin que la biographie soit vivante.
Je reçois un message de Julie : sa directrice refuse que son interview soit mise en ligne sur le site de Dire Le Travail, et même si je prends le soin d’anonymer les personnes et les lieux. J’appelle de mon côté la mairie de la commune voisine : j’ai fait une demande de nouvelle carte d’identité en raison de mon changement d’adresse et je dois apporter ma photo ainsi que faire prélever mes empreintes. Mais la préfecture du département a suspendu toutes les demandes de ce type. Mon dossier au FADEL partira donc avec une adresse différente entre ma pièce d’identité et les autres documents transmis, bien que cela soit présenté comme un motif d’irrecevabilité. J’espère qu’en temps de confinement, les principes seront assouplis.
Après le déjeuner, j’aurais dû faire le ravitaillement alimentaire. C’est une des activités qui rythme ma vie depuis le 17 mars alors que je la détestais auparavant. Malheureusement, les conclusions d’un rendez-vous médical survenu vendredi m’interdisent désormais de porter des choses lourdes. Je devais bénéficier d’un examen le 31 mars, qui a été annulé en raison de la crise sanitaire. Le report de cet examen, qui aurait permis au médecin de pouvoir statuer sur le diagnostic et sur le traitement, m’oblige à être plus prudente. En cette période, je vis cette prévention comme une double peine.
Je me contente de rêvasser dans le jardin et j’observe que, lui aussi, se prélasse. Il ne fiche rien depuis que la collecte des déchets verts est arrêtée. Il laisse la nature reprendre ses droits, lui déroulant un tapis de pâquerettes. Les médias ont parlé d’une réduction massive de la pollution, en particulier dans les villes : en tirera-t-on des enseignements ? Profitera-t-on de la démonstration que, pour beaucoup de salariés, le télétravail fonctionne, et plutôt bien, pour alléger leurs déplacements, gagnant ainsi en qualité de vie, économisant la fatigue, le carburant et la planète ?
En fin d’après-midi, je me prépare pour mon entretien biographique via l’application Zoom. Après quinze minutes, je suis toujours seule dans la réunion virtuelle. Un appel téléphonique de Marc, mon client, révèle que je lui ai communiqué un mauvais lien, celui d’un précédent rendez-vous avec mes enfants. Le temps de programmer une nouvelle réunion, de transférer le bon code, d’accueillir les participants et d’ouvrir nos micros, l’entretien commence avec une demi-heure de retard. Je m’agace. Je regrette la présence physique à l’autre. Une heure trente plus tard, je salue mes interlocuteurs et regagne la cuisine pour le diner. Il me reste à faire mouliner HappyScribe, l’outil de transcription en ligne, en espérant que les voix, légèrement déformées par la visioconférence, seront suffisamment nettes pour m’éviter un excès de travail de correction du texte.
J’achève ma journée par un exercice plus ludique, en tout cas qui me détend : les photos humoristiques circulent beaucoup moins désormais, mais j’en aurai bientôt suffisamment pour composer un second album à l’image du deuxième temps du confinement. Je télécharge, je nomme, je classe et, last but not least, je m’amuse.
Corinne Le Bars, écrivain public et biographe
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