Des récits du travail

Une vie à construire

Au début, c’est le vide. Un terrain en friche. Quand on arrive, on marque les limites du chantier avec des bornes. Les pelleteuses arrivent pour creuser, là où il va y avoir l’immeuble, des mois plus tard. On installe des baraques de chantier, tout le matériel, et on commence les fondations.

Je suis arrivé en France en mars 2004. Je venais pour la première fois, je ne connaissais rien à la vie ici. Je pensais que je n’avais pas le droit de travailler. Ma femme était enceinte, elle a accouché au mois de mai. À l’hôpital, des assistantes sociales m’ont expliqué ce que nous pouvions faire. Elles m’ont dit qu’il fallait que je me débrouille, qu’il y avait de quoi faire, que c’était à moi de trouver un travail. Je me suis renseigné auprès d’amis, ils m’ont dit : « oui, ça existe, avec les papiers d’un autre. » C’est ainsi que j’ai commencé les chantiers.
Au Congo, j’avais appris le métier de maçon dans une école belge. Je savais travailler, j’ai même monté mon entreprise. Et la maçonnerie, c’est partout pareil. Ici, j’ai fait une formation de métreur, à Boulogne. C’était cher, j’ai dû payer 2000 €, en quatre fois. Mais comme ça je connaissais mieux le travail, je pouvais montrer ce que je savais faire. Je suis allé voir une boite d’intérim, avec les papiers d’un ami qui était d’accord pour me les prêter. Pour eux, pas de problème, pourvu qu’on soit prêt à bien travailler. Au bout de quatre mois, mon ami a voulu arrêter. Je ne suis pas retourné au chantier. Le chef a appelé la boite d’intérim, car il voulait que je revienne travailler. J’ai dû dire la vérité : ce n’était pas les vrais papiers. Alors la boite d’intérim m’a dit de chercher quelqu’un d’autre pour m’en prêter. Simplement ils m’ont envoyé sur un autre chantier, à cause du changement de nom.
Ça fait douze ans que je travaille. J’ai fait beaucoup de chantiers. Certains durent parfois deux ou trois ans, comme le grand hôtel qui est porte Maillot. J’ai tiré des câbles dans le métro, la nuit, il fallait travailler vite entre minuit et cinq heures du matin. Maintenant, le jour, les gens peuvent téléphoner dans les rames. J’ai même travaillé à l’Assemblée nationale !

Sur un chantier, on voit le travail qui progresse de jour en jour. J’aime bien le métier de maçon, parce qu’on voit ce qu’on a fait. Des fois je discute avec les chefs : est-ce que le coffrage est suffisant ? Est-ce que ça va bien tenir ? Quand on n’est pas d’accord, on discute, mais souvent il me fait confiance. Et quand on enlève les banches, on voit les murs solides. Des fois je ne vois pas le chef pendant une semaine. Il sait qu’avec moi, le travail avance. Certains disent : « on s’en fout, c’est pour les Français, pourquoi se casser la tête ? » Moi je trouve que ce n’est pas professionnel, il faut faire les choses bien. Sinon on arrive le lendemain et on voit que ça ne va pas, il faut recommencer. Je préfère quand le chef me dit : « je te fais confiance, ça c’est du vrai travail de maçon. » Et l’immeuble se construit, ça se voit.

Quand on n’a pas de papiers, on a beaucoup de stress à cause des contrôles. On a peur que les gendarmes viennent sur les chantiers, il y a toujours la menace. J’ai travaillé pour une boite d’intérim tenu par un Turc : il connaissait les chantiers où il n’y avait pas de contrôle. Dans une autre, le patron, qui était juif, disait lui-même de faire des faux papiers. Mais c’était risqué, il a fini par se faire prendre parce qu’il ne déclarait pas les fiches de salaire, il a payé beaucoup d’argent.
À l’Assemblée nationale, il y avait des gendarmes qui nous contrôlaient à l’accueil. Ils gardaient les papiers, et nous donnaient un badge de couleur : rouge pour les immigrés, bleu pour les Français, jaune pour les Portugais. Un soir, quand je veux récupérer mes papiers, le gendarme me dit que ce n’est pas moi sur la photographie. Il a fini par me rendre les papiers, mais j’ai eu peur, je n’y suis pas retourné.
Depuis les attentats, c’est vraiment difficile. La préfecture de police a donné des consignes, et il y a beaucoup plus de contrôles. Les boites d’intérim ont arrêté beaucoup de contrats. Avant ils fermaient les yeux, mais maintenant c’est très dur pour ceux qui n’ont pas les bons papiers car les patrons ont peur.

Des fois c’est difficile d’aller au chantier, le boulot est dur, surtout à cause de la météo. On travaille toujours dehors, puisqu’on construit des immeubles pour que les gens puissent habiter ou travailler à l’intérieur. C’est physique. Mais même s’il pleut le matin, moi j’y vais. J’ai l’habitude, je ne sens plus la douleur. Ceux qui ne connaissent pas abandonnent vite. Les jeunes en particulier n’aiment pas trop. Ils viennent en stage, et au bout d’une journée, ils disent : « c’est pas bon ». Ils ne veulent pas être commandés, ils disent : « tu n’es pas mon père. » J’ai proposé à mon fils de voir pour la menuiserie, ou l’électricité. Mais le bâtiment ne pas bonne réputation, il a préféré la restauration.
Moi maintenant, ça va, j’ai eu mon permis de travail il y a deux ans. Quand j’ai pu montrer mes vrais papiers, la patronne de la boite d’intérim où j’étais a ouvert le champagne. J’ai changé de nom sur le chantier, mais ce n’est pas grave puisque cette fois j’étais en règle. Le chef s’est dit que c’était une histoire d’Africains d’avoir plusieurs noms. Et puis pour eux, les papiers, c’est le problème de la boite d’intérim.
Finalement j’ai eu de la chance, je n’ai pas trop galéré. J’aime mon métier, j’aime bien travailler. Je sais que j’aurai toujours du travail. Si je reste à la maison, je reçois des coups de fil. La boite d’intérim m’a dit : « vous êtes le premier sur la liste, on vous appelle. » Les chefs me font confiance, des fois je fais un peu le chef d’équipe, quand il faut. Si je pouvais être embauché, je voudrais bien que ce soit chef d’équipe. Une fois un patron m’a proposé un CDI, avec un bon salaire, mais à l’époque j’avais seulement les papiers de mon cousin.
Maintenant j’aimerais bien avoir la nationalité. Comme ça je pourrais monter ma propre boite. Un patron m’a proposé de m’aider, il me donnerait du travail.

Moi je reste sur les chantiers jusqu’à la fin. Il y a toujours besoin des maçons, jusqu’au bout, pour les finitions, les enduits. On voit les immeubles terminés. Et des fois je vais voir plus tard. Là où il y avait un terrain en friche, il y a des Français qui habitent. Je sais que c’est moi qui l’ai fait.

André
Propos recueillis et mis en récit par Patrice Bride