Précaires, peu qualifiées, indispensables

« Agent d’entretien » ou « hôtelière » ?

Dans le « Service de soins de suite et de réadaptation » du petit hôpital intercommunal où je suis en poste, on nous appelle des « hôtelières ». Mais notre fiche de paye porte la mention « agent d’entretien ».

En réalité, si l’entretien des chambres et des locaux occupe une partie de notre temps, nous nous occupons aussi du suivi des régimes, du service des repas, des gouters et des petites choses agréables qui rendent la vie plus facile même – et peut-être surtout – quand on est malade. Pour les patients, les « agents d’entretien-hôtelières » sont associées au bon côté des choses. Il suffit que nous entrions dans une chambre pour récupérer un plateau ou apporter une carafe : les patients en profitent pour nous demander de leur mettre un vêtement sur le dos, de les rallonger, de baisser les volets… Les soignants, débordés de travail et absorbés par la technicité des soins, peuvent être moins disponibles pour parler et pour écouter. En tant qu’« hôtelières », notre rôle est aussi d’assurer une présence au niveau des détails de la vie quotidienne. Il y a toujours besoin de quelque chose d’important qui peut paraitre, parfois, tout à fait anodin : nous sommes là pour le donner. C’est par ces menues attentions pratiques que passe un peu plus d’humanité.

Cela crée une relation égalitaire qui n’est pas troublée par des situations de soins qui peuvent être vécues comme humiliantes quand les patients âgés, par exemple, ont perdu toute autonomie. Ainsi, le moment où je m’attarde un peu pour faire le ménage de la chambre est souvent celui où nous pouvons discuter simplement : on s’entretient de la famille, on parle du passé, du temps qu’il fait, on m’interroge sur mes enfants. Parfois, un livre posé sur la table de chevet est le prétexte pour parler lecture, s’échanger des livres. Un jour, j’ai confié à une petite grand-mère absorbée dans son tricot que ma propre mère adorait tricoter. Du coup, elle m’a demandé de la laine et m’a tricoté un pull…

Ainsi, contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, les moments joyeux ne sont pas rares : je revois cette dame convalescente que nous taquinions gentiment. Elle jouait de sa coquetterie et, se souvenant qu’elle avait aimé séduire, elle nous encourageait à profiter de la vie…

Mais il y a aussi les périodes difficiles où la grande majorité des patients sont des personnes proches de la maison de retraite dans laquelle ils ne se sentent pas du tout prêts à entrer. Les contacts sont alors plus graves, ces gens redoutent le lendemain, il faut les rassurer, essayer de voir les avantages qu’ils trouveront à ne plus être en butte aux tracasseries du quotidien et aux dangers de la vie domestique.

Et puis il y a les personnes en fin de vie que l’on voit décliner de jour en jour. Notre présence familière n’en est que plus importante. Quand leur conscience s’affaiblit progressivement, il suffit de leur toucher la main ou de replacer leur couverture pour garder le contact et leur rappeler qu’ils ne sont pas qu’un corps souffrant : même s’il ne leur reste qu’un souffle de vie, ce sont des personnes. Il faut les aider à vivre dans le présent jusqu’au bout parce que, jusqu’au bout, on peut leur donner des instants de bonheur.

Ça ne me gêne pas du tout d’être un « agent d’entretien » du moment que je peux ainsi rendre agréable l’environnement des patients et assurer auprès d’eux une présence sur laquelle compte aussi beaucoup le personnel soignant. Nous avons certes notre coin à nous qui est l’office où se préparent les repas et où nous faisons la vaisselle, mais nous partageons le coin « pause » avec les aides-soignants, les infirmières et les médecins. L’hôtelière qui, par roulement, se trouve de service dans la tranche de neuf heures à dix-sept heures participe aux transmissions et aux synthèses qui ont lieu chaque semaine avec toute l’équipe pour faire le point sur chaque patient. Non seulement son avis est écouté mais il est sollicité : elle apporte des informations précieuses sur l’état psychologique et sur l’autonomie des malades. De plus, tandis que les équipes du matin et du soir sont mobilisées par les services de ménage, de restauration et de vaisselle c’est cette « hôtelière » qui est chargée de la planification des repas, des régimes, du point sur les entrées et sur les sorties. C’est elle enfin qui va demander à chaque patient quelles sont ses préférences alimentaires afin d’adapter ses menus. À cette fin, elle tient un classeur qui permet d’effectuer un suivi et de surveiller, par exemple, l’hydratation de tel ou tel patient. À l’heure des restrictions de budget et des contractions d’effectifs, nous craignons beaucoup pour ce poste qui, parfois, peut ne pas être remplacé en cas d’absence… Mais c’est ce plus là qui fait que les patients se sentent entourés et que, pour ce qui me concerne – mais tous mes collègues ne partagent pas forcément mon point de vue –, je me sens considérée et heureuse dans mon travail.

L’histoire de vie des gens qui sont soignés ici devient ainsi, pendant le temps de leur hospitalisation, un peu une partie de ma propre histoire. C’est souvent avec un pincement au cœur que je les vois partir. J’apprends qu’untel a retrouvé ses repères dans son appartement, que telle personne âgée s’est bien adaptée dans la maison de retraite à laquelle elle ne songeait qu’en pleurant. Je me souviens enfin de cette dame qui avait beaucoup souffert et qui a séjourné longtemps dans nos services avant de partir dans cette maison de retraite qui se trouve juste en face de notre bâtiment. Après elle, son compagnon a, à son tour, été hospitalisé ici : il souffrait d’un cancer… Il lui suffisait de traverser la cour pour aller rendre visite à sa compagne et pour nous donner de ses nouvelles. Et puis, il s’est éteint tout doucement chez nous… C’est une histoire qui m’a touchée parce que cette dame s’était beaucoup confiée à moi. En faisant simplement le ménage dans sa chambre d’hôpital, en lui apportant sa carafe d’eau ou son petit café, j’ai fait bien plus que des gestes routiniers et j’ai partagé avec elle et avec son compagnon bien plus que les propos anonymes qu’on attend d’un « personnel de service »

Isabelle Henneuse

Propos mis en récit par Pierre Madiot


Isabelle Henneuse est entrée dans la fonction publique en collectivité territoriale en tant qu’agent administratif à l’âge de 24 ans après avoir obtenu un BTS « commerce international ». Elle est restée ensuite plusieurs années sans travailler à la suite d’un accident puis pour élever ses enfants .

Elle retravaille depuis cinq ans au sein de ce petit hôpital intercommunal de 599 places où elle est affectée en tant qu’agent d’entretien dans les services « médecine » (59 lits) et « services de soins de suite » (42 lits).