Dire le travail en temps de confinement

Un petit défi pédagogique

Lucille, 33 ans, est formatrice – et généralement conceptrice de ses formations courtes – mais aussi animatrice de séminaires et d’ateliers pédagogiques. Elle est indépendante et vit dans l’ouest de la France.

Avec le confinement, toutes mes interventions sont annulées. Toutes ? Non. Une résiste encore et toujours au coronavirus, pour devenir une intervention à distance, et pas des moindres. Une formation professionnelle de trois mois, pour laquelle je dois assurer les ateliers de démarrage et de clôture de la session. La formation, quoique décalée et réaménagée, va démarrer mi-avril, il a donc fallu revoir toute la préparation pour réaliser un atelier à distance. Et ce n’est pas si simple…

Si je suis plutôt à l’aise avec les outils numériques, avec en plus quelques proches et collègues jouant les personnes ressources en cas de besoin, quasiment toutes mes interventions se font sans écran, et privilégient des outils physiques, du papier, des feutres (et une quantité importante de paperboards, point noir de mon empreinte écologique professionnelle !). Jusqu’ici, je ne me suis jamais tellement intéressée aux questions de pédagogie à distance, mais il faut un début à tout, et c’est le confinement qui me jette dans le grand bain sans crier gare.

Préparer un atelier à distance donc. Atelier qui a pour objectif de faciliter l’interconnaissance entre les membres d’un groupe qui ne se sont jamais vus (gloups), qui devront exprimer leurs attentes pour la formation (re-gloups) et décider ensemble de leurs règles de vie commune pendant la formation (aïe aïe aïe). Rien de sorcier en temps ordinaire, d’autant que j’ai déjà animé des séances presque identiques pour d’autres formations pour le même client. Mais en distanciel… Clairement, la marche aurait été moins haute avec un temps de formation classique où j’aurai pu délivrer du savoir avec un diaporama et une conférence Zoom, mais visiblement ce n’était pas mon destin. Là, il allait falloir être imaginative pour réussir à créer à distance une ambiance conviviale, faciliter les échanges, permettre à chacun⋅e des douze participant⋅es de s’exprimer, et réussir à produire les contenus correspondant aux objectifs, contenus essentiels pour la suite de la formation.

Heureusement, quelques atouts de taille dans ma besace pour relever ce défi :

— la possibilité de préparer et d’animer cette intervention en binôme avec une super collègue : plus facile pour trouver des idées, faire des tests, prendre du recul…

— un organisme de formation qui nous fait 100 % confiance et qui est facilement joignable pour les questions techniques. Notre correspondante, qui coordonne l’ensemble de la formation, s’est également assurée auprès de chaque stagiaire qu’il/elle possédait bien un ordinateur avec micro et caméra fonctionnels.

— l’apparition avec le confinement de quelques webinaires utiles que j’ai pu suivre pendant mon temps de préparation (animer des réunions à distance, la pédagogie à distance) qui donnent des repères utiles (notamment sur la jungle des outils existants), des conseils précieux (notamment sur la posture d’intervenant⋅e à distance), et permettent de savoir si on va droit dans le mur ou non.

S’il y a toujours quelques adaptations à faire en fonction du groupe et un peu de matériel à rassembler, la préparation de cet atelier me prend normalement peu de temps. Avec le passage au distanciel, j’ai eu l’impression de revenir à mes débuts d’animatrice. Un temps infini pour choisir les outils et les comprendre, pour régler tous les détails du déroulé…

La première étape a déjà été de voir les possibilités des outils techniques : ma collègue et moi avons retourné dans tous les sens Zoom et Klaxoon (appli de réunions collaboratives à distance), pour voir si nos idées d’animation étaient réalistes ou totalement farfelues. Cela a été ensuite beaucoup d’allers et retours entre la technique et nos activités prévues, pour réussir à tout mettre au point.

J’ai également passé beaucoup de temps à écrire sur notre déroulé des mini-tutos pour pouvoir guider les participant⋅es : où cliquer, comment fonctionne chaque outil, pour être sure de garder tout le groupe tout au long de la séance.

Maintenant que tout est prêt, il n’y a plus qu’à tester ça grandeur nature cette semaine, avant d’appeler une autre collègue qui intervient un peu plus tard dans la même formation, qui appréhende elle aussi le passage au distanciel, et voudrait profiter de notre première expérience !

Formation continue

Dans le rythme chargé du quotidien, j’ai du mal à prendre le temps nécessaire pour lire sur des sujets de fond concernant mon métier. Je le fais régulièrement sur des sujets précis quand je prépare une nouvelle formation, mais il y a toujours des ouvrages sur des sujets plus transversaux qui restent en souffrance pendant de longs mois…

Le changement de rythme imposé par le confinement est l’occasion de pallier cette difficulté. Je me suis remise à lire un ouvrage sur les postures éducatives laissé à l’abandon depuis cet été, et un autre m’attend sur les dynamiques de groupe. En parallèle, je suis un webinaire en cinq épisodes sur un de mes sujets de prédilection, et nous avons programmé un arpentage (lecture collective d’un ouvrage, chaque participant⋅e lisant une partie du livre) à distance avec d’autres membres de ma coopérative, sur la coopération justement.

Si le rythme change, mon rapport au travail ne change pas (et son corolaire de pensées négatives autour d’une supposée incompétence ou imposture). À ces pensées s’ajoute actuellement l’espèce d’anxiété latente due à cette situation d’épidémie. J’essaye donc d’être vigilante à ne pas me mettre la pression à lire tout, à ne pas me forcer à être productive dans cette période de « déproductivité », à accepter les problèmes de concentration ou les phases de moral dans les chaussettes qui surgissent à leur guise et viennent chambouler l’emploi du temps.

Les échanges réguliers avec des collègues et ami⋅es proches sont précieux pour cela, pour partager ensemble sur nos phases de démotivation et se rassurer sur la normalité du phénomène vu le contexte. On s’épaule pour résister aux injonctions à faire de cette période le summum de l’épanouissement de nos vies pro et perso. On se redit autant qu’il le faudra qu’on fait chacun⋅e comme on peut, en trouvant les activités qui nous apportent un peu de sérénité, que ce soit se perdre dans le travail, sur Netflix ou dans la contemplation du levain maison qui fermente, en trainant en pyjama à longueur de journée ou en s’habillant de pied en cap dès 8 h le matin.

Coopérer à distance

Dès le début du confinement, j’ai ressenti fortement le sentiment de sécurité né de mon appartenance à une coopérative d’entrepreneurs. Au bout de quatre semaines de confinement, les choses s’éclaircissent et se mettent en place. Les formalités pour le chômage partiel suivent leur cours (et plutôt dans le bon sens). On reçoit des nouvelles toutes les semaines via une newsletter spéciale. On arrive aussi à tenir à distance certaines des réunions prévues, et cela permet de se projeter dans l’avenir, de sortir du quotidien parfois pesant, de penser à la suite et à l’après-confinement. J’y revois certain⋅es collègues, et cela fait plaisir de voir des visages connus sur l’écran !

On se redit encore et encore notre chance immense d’être dans ce collectif, on remercie encore et encore l’équipe salariée qui nous accompagne nous les entrepreneur⋅es, passe des heures au téléphone avec la Direccte et avec chacun⋅e pour faire le point sur l’état de nos activités.

Différentes initiatives surgissent dans la coopérative, qui permettent de garder le lien et de se soutenir dans les difficultés : un fil dédié sur notre réseau social interne permet de compiler les infos importantes pour nos activités, un collègue lance un mur photo de nos selfies en télétravail, une autre propose bénévolement ses services d’écoute en tant que psychologue du travail, des facilitatrices lancent une rencontre hebdomadaire en petits groupes pour se donner des nouvelles et échanger ses astuces pour mieux vivre le confinement, d’autres encore organisent des groupes d’analyse de situation pour celleux que le confinement vient chambouler sur des questionnements professionnels, et on s’échange des tuyaux sur les outils à distance entre formateurices. Chacun⋅e peut piocher dans toutes ces propositions à son rythme et en fonction de ses besoins, avec cette « indépendance reliée » propre aux coopératives d’entrepreneurs. Une façon de se tenir chaud dans ces temps difficiles.

Lucille, formatrice
(Le prénom a été modifié)

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