Dire le travail en temps de confinement

Le conf’reelance

Le 16 mars 2020, la France annonçait le confinement de sa population. Tout le monde était tenu de rester chez soi et de ne pas sortir pour ne pas s’exposer au virus, mais aussi et surtout pour ne pas contaminer son prochain.

Le 16 mars 2020 était le premier jour d’une (longue ?) période où chaque Français devait, dès le lendemain au plus tard, arrêter totalement de sortir pour des activités futiles. Période où il fallait également, soit s’arrêter totalement de travailler, soit, pour des activités « essentielles », continuer de travailler tout en prenant le risque d’attraper le fameux virus, soit, enfin, pour découvrir les affres et les joies du télétravail quand cela était possible. Ses avantages indéniables, mais aussi ses dangers et ses écueils.

Le 16 mars 2020, pour moi, c’était un lundi.

Je m’appelle Greg, et je suis motion designer freelance. Parisien de 35 ans, je suis confiné avec ma copine. Ainsi qu’une demi-douzaine de plantes vertes.

Mocheûn dizaïneur ?

« Mocheûn dizaïneur ? C’est quoi cette horreur ? », « C’est toi qui as inventé ce mot ? », « C’est comme web designer, non ? », « Tu te la pètes pas un peu avec tes néologismes là ? » sont des exemples de phrases que j’ai pu entendre à mes débuts il y a une dizaine d’années… Et qu’il peut encore m’arriver d’entendre. Voici donc une description un peu plus précise de mon métier.

Si je devais l’expliquer à ma grand-mère, je dirais que « je fais des images qui bougent et qui font du bruit ». Ou en d’autres termes, et pour résumer très fortement, je suis une sorte de « graphiste vidéo », c’est-à-dire que je réalise des films d’animation, des films institutionnels à partir de vidéos, d’images, de logos, préfabriqués ou que je vais créer moi-même, via tout un panel de techniques et technologies différentes : dessins 2D, modélisation 3D, effets spéciaux incrustés dans de la vidéo, VR, stop motion1… Et tout ça dans le but de fournir une vidéo toute prête à toutes sortes de clients : agences de communication, start-ups, ministères, ou même pour des écoles… Oui, car je suis également prof à mes moments perdus.

Entre les news que vous regardez sur votre smartphone le matin en vous levant, votre écran d’ordinateur, votre fil Twitter ou même les pubs dans la rue, vous en voyez tous les jours sans le savoir, tant le motion design s’est rendu omniprésent, mais aussi invisible. Il y en a très certainement dans vos filtres instagram ! De nos jours, le motion design se ferait même plutôt remarquer par son absence !

C’est un domaine très large et aux contours plutôt flous, et selon la personne qui vous en parlera, la définition pourra être bien différente de la mienne. Mais ces deux définitions auront en commun la notion de mouvement et de rythme, et la réflexion en amont pour bien l’adapter à la demande. Ce n’est d’ailleurs pas exclusif au monde des entreprises et de la productivité : le motion design a également fait son trou dans des domaines plus purement artistiques, notamment du spectacle vivant. Par exemple, le mapping 3D (projections sur bâtiments et monuments), VJ (Video Jockey, le pendant visuel du DJ) ou plus généralement dans des concerts ou encore au théâtre. Malheureusement pour mon épanouissement personnel (mais pas pour mon portefeuille), ce n’est que rarement que j’ai la chance de travailler sur de tels projets.

Je n’ai pas vraiment de client type, mais il s’agit la plupart du temps de vidéos de présentation pour le lancement d’une nouvelle application mobile, d’un « super Power Point » pour annoncer les chiffres d’une assurance lors d’un congrès ou un salon devant trouze-mille personnes (un peu moins pour les prochains mois je le crains), de vidéos institutionnelles ou encore de publicités pour le web et la télévision.

Je n’ai pas non plus de projet type : il m’arrive souvent d’arriver au beau milieu d’un projet en renfort, devant rendre une vidéo pour le lendemain alors que 24 h auparavant j’ignorais jusqu’à l’existence même du produit dont je fais la promotion, et où je dois juste animer des éléments déjà mis en place (une sorte de « pousse-boutons » comme je l’ai déjà entendu parfois). À l’inverse, il m’arrive aussi de réaliser la vidéo « from scratch », c’est-à-dire qu’on me donne un brief qui tient sur un post-it (ou un Power Point, sic) et je pilote le projet du scénario au rendu final, en passant par le storyboard, la DA (Direction Artistique), les illustrations, voir même le sound design. C’est ceci dit plus épanouissant car, si tout est à faire, tout est à faire justement. 🙂 Cela donne beaucoup plus de liberté créative, mais aussi de responsabilités. Et, accessoirement, me laisse beaucoup plus facilement en proie au fameux syndrome de l’imposteur.

J’ai pris l’habitude d’être seul toute la journée

Pour en revenir au confinement… Bien sûr, le lundi 16 mars 2020, j’ai comme tout le monde pris avec gravité l’annonce de notre « président bienaimé » annonçant les mesures de restrictions de liberté de confinement avec effet quasi immédiat. On s’y attendait un petit peu avec ma copine pour être honnêtes, alertés qui plus est par certains de nos amis annonçant diverses infos transmises via WhatsApp par la belle-sœur du copain d’une journaliste qui aurait eu un contact haut placé, annonçant un confinement d’au moins 45 jours (l’Histoire nous dira si c’était une fake news de plus ou non) et qu’il ne nous restait que quelques heures pour savoir où on souhaitait les passer. Mais concrètement, je ne m’attendais pas à ce que mon quotidien s’en trouve radicalement chamboulé. Après tout, on avait un bon stock de PQ et il nous restait encore des pâtes pour plusieurs jours.

En plus de dix ans d’indépendance, j’ai travaillé près de 80 % du temps depuis mon domicile. On peut donc dire que j’ai eu le temps de m’y préparer au confinement, psychologiquement, mais aussi matériellement et physiquement. Non pas par choix (je ne suis pas du tout asocial, même si j’apprécie avoir des moments à moi), mais plus par la force des choses. Les clients me commandent des vidéos, je les réalise, je leur envoie, fin de l’histoire. Aucune nécessité de se rencontrer. Pour tout dire, j’ai même réalisé certains projets uniquement par mail, sans passer un seul coup de fil.

Sur le plan psychologique, j’ai pris l’habitude d’être seul toute la journée. Ça colle parfaitement avec mon tempérament un peu solitaire, même si ça peut ne pas convenir à tout le monde, c’est certain. Pour ma part, je n’ai jamais pu supporter les open-spaces et les espaces de coworking. Et même d’avoir des collègues dans la même pièce, étant très (TRÈS) facilement déconcentrable, alors que j’ai justement besoin de beaucoup de concentration pour faire ce que je fais.

Mais le prix de cette tranquillité est justement une absence totale de collègues, et donc de relations humaines. Ça ne m’empêche pas d’avoir une vie sociale très épanouie rassurez-vous, il m’arrive juste parfois de ne pas voir d’autre être humain (physiquement) autre que ma copine pendant plusieurs jours d’affilés. Ce qui ne me pose d’ailleurs aucun problème (et à elle non plus).

Cela n’a donc pas fondamentalement changé mes journées de travail. J’ai aménagé mon espace pro il y a plusieurs années dans un endroit dédié : une mezzanine, avec bureau, rangements divers, et équipements adaptés, tels qu’un siège ergonomique, un large plan de travail et de l’équipement informatique adapté à mon activité. Après tout, il s’agit d’un espace où je passe la majeure partie de mes journées (voire de mes soirées), il se doit d’être un minimum confortable et ergonomique !

Un bureau un peu trop bien rangé

Mais justement, en temps de confinement, tout n’est pas si inchangé et « adapté » qu’à l’accoutumée. Je passais déjà beaucoup de temps dans mon bureau auparavant… Mais je sortais régulièrement, faisais du sport (de l’escalade, avec 90 % des bobos parisiens ces derniers temps), voyais des gens, me rendais à des rendez-vous… Bref, j’avais une vie en dehors de mon bureau.

Maintenant, c’est simple : lui et moi avons fusionné.

Ne pouvant et n’ayant plus trop la nécessité de sortir (hormis de rares fois pour se ravitailler en PQ et en pâtes), je n’ai plus beaucoup d’occupations faisables sans l’intermédiaire d’un écran. Mes seules échappatoires sont un peu de dessin de temps en temps, et construire quelques Legos qui trainaient sur mes étagères. Je n’en ai quasiment plus d’ailleurs, je garde précieusement le dernier pour le weekend prochain.

Mais avec un peu de repos des yeux, il y a tellement de films, séries, jeux vidéos, livres, BD, mais aussi tutos, moocs, et autre « apéro-visios » qu’il faut vraiment le vouloir pour s’ennuyer réellement. Sans compter tous les projets personnels qui bourgeonnent ces derniers temps !

L’Oculus Quest, le moyen le plus safe de quitter son bureau en temps de confinement.

Car oui, pour ne rien vous cacher, avec le contexte actuel les commandes ne se bousculent pas. Sans deadlines proches et tangibles, il est beaucoup plus difficile de ne pas céder aux tentations d’un Animal Crossing ou d’un Casa de Papel. J’ai eu ma période de démotivation larvaire, mais grâce à un coup de pied au cul gentiment administré par un ami sur un projet personnel2, j’ai fini par sortir de cet état et commencé sérieusement à m’y remettre !

Et je me rends constamment compte de la chance que j’ai : déjà, j’ai un frigo rempli et un toit au-dessus de la tête (et en bon état). Ensuite, je n’ai pas de problèmes financiers à moyen terme, ayant un peu de trésorerie de côté. Enfin, il me reste encore un peu de travail en cette période étrange et incertaine, notamment une grosse commande commencée avant le confinement. Je trouve habituellement mes clients via le bouche-à-oreille (ou ce sont plutôt eux qui me trouvent d’ailleurs), mais ce fonctionnement va-t-il encore perdurer dans les mois/années à venir ?

Je continue donc de travailler « comme avant », tout en surveillant du coin de l’œil le « après ».

Je reste un peu optimiste malgré tout car le motion design est une discipline relativement bien adaptée au confinement et au télétravail. Mais je ne peux pas m’empêcher de penser à certain(e)s de mes ami(e)s et connaissances intermittents du spectacle, cadreurs, acteurs, réalisateurs, décorateurs… Qui vont subir de plein fouet la crise qui s’annonce, et dont le confinement en a fait les premières victimes en annulant leurs évènements et tournages.

Je continue donc de travailler « comme avant », tout en surveillant du coin de l’œil le « après ».

À un détail près : les bruits de clavier et de vidéos YouTube venants de l’ordinateur de ma copine que j’entends de temps en temps, elle, l’opticienne coincée confinée avec un motion designer pour encore quelque temps.

1 Cette vidéo très bien faite (en anglais) présente un rapide tour d’horizon des principales techniques d’animation utilisées aujourd’hui.

2 On a lancé un concours amical entre motion designers : faire une animation de quelques secondes à partir de contraintes tirées au sort. Histoire d’occuper un peu nos confrères et les motiver comme nous à faire quelque chose de cette surabondance de temps libre.

Grégoire, motion designer

Pour une idée plus précise de ce que je fais, voici mon showreel, c’est-à-dire un montage de mes dernières réalisations : https://vimeo.com/gregstern/showreel2020.

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