Des récits du travail

Un feu de bois pour les vieux jours

Il y a peu de temps, mon métier de thermicien du bâtiment m’a amené à rencontrer un couple d’un certain âge désireux de construire une petite maison à proximité de la côte pour sa retraite.

Construire une maison, ce n’est pas rien. Il s’agissait, pour les membres de ce vieux couple, de concevoir le lieu où ils espéraient couler leurs vieux jours dans une tiédeur rassurante, aux bords des horizons marins qui les faisaient encore rêver. Leur décision prise, nos deux retraités se sont donc mis en quête des démarches nécessaires. En l’occurrence, les règlementations environnementales qui contraignent désormais les constructeurs de maison neuve à prévoir une source d’énergie renouvelable leur ont permis d’effectuer leur premier choix : celui d’acheter un poêle à buches qui serait installé au centre de leur future demeure.

Ainsi, avant même que le moindre plan soit tracé, avant que l’orientation du bâtiment soit choisie, l’organisation des pièces pensée, on avait le poêle. C’était, m’expliquaient-ils dans la perspective des longues soirées à venir, autour de lui que l’on construirait la maison…

Il m’a fallu négocier pendant des semaines, palabrer sans fin au téléphone pour faire admettre l’idée que la conception d’une maison met en jeu des séries de paramètres complexes parmi lesquels le mode de chauffage n’intervient que pour une part relative. Qu’il fallait d’abord mettre au clair quels seraient la distribution et l’usage des différents espaces. Qu’il était nécessaire de calculer les volumes, de décider des matériaux de construction, des procédés d’isolation et d’aération. Et qu’en tout état de cause, si l’on optait pour un chauffage au bois, il fallait réfléchir davantage au matériel adéquat.

De guerre lasse, le couple a fini par se ranger à mes arguments et a obtenu de son fournisseur qu’il échange le poêle à buches déjà acquis contre un poêle à granulés, certes un peu plus couteux mais capable de s’autoréguler.

Dès lors, la confiance un peu naïve avec laquelle ces gens m’avaient demandé de certifier que leur projet de se serrer frileusement autour d’un feu de bois était bien conforme à la règlementation s’est transformée en un rapport professionnel où les calculs experts ont pris le pas sur la collaboration espérée. Je me suis donc fait discret, m’en tenant à la stricte mise en œuvre des prescriptions obligatoires, évitant d’entrer dans la vie de mes clients et de tenter de les orienter vers les choix qui, pour des raisons d’éthique et d’efficacité énergétique, correspondaient à mes propres convictions.

Dans mon métier, qui prétend contribuer à lutter contre le dérèglement climatique en commençant par appliquer dans notre vie quotidienne des règles de comportement et de consommation d’énergie, il faut savoir composer avec les contradictions. D’un côté, il y a un système de valeurs fondées autant sur le respect des équilibres naturels que sur une rigueur scientifique servie par des outils mathématiques. D’un autre côté, il y a la vraie vie.

Or, il ne suffit pas de se réclamer d’un idéal éco-citoyen et d’avoir entré dans l’ordinateur les données requises pour que nos clients respectent le scénario prédéfini par la simulation informatique. En réalité, même si les choses ont considérablement évolué depuis l’époque où l’on bâtissait de véritables passoires thermiques, les gens se lancent généralement dans la construction d’une maison dans le but d’avoir un toit, et non pas dans celui de faire des économies d’énergie… La température de consigne, par exemple, qui est de dix-neuf degrés pour la journée et de dix-sept degrés pour la nuit, est un seuil théorique qui ne résiste pas aux impressions de froid ou de chaud dont la perception dépend de facteurs psychologiques et physiologiques extraordinairement subtils. Il faut donc essayer de peser sur la réalité sans essayer de réduire sa complexité à des principes simplistes. Et arrêter de penser que chaque question comporte une réponse unique et définitive.

Ainsi, je n’avais aucun moyen pour convertir mon couple de retraités aux pratiques écologiques en matière de chauffage domestique parce que leur demande se situait dans un registre sur lequel je n’avais aucune prise.

À l’opposé, il y a les enthousiastes qui devancent mes propres questionnements. Avec eux, on peut aller au-delà de ce que prévoient de prendre en compte les instructions officielles. En plus de la résistance des matériaux aux échanges d’énergie, on s’intéresse alors à leur capacité à emmagasiner de la chaleur et à la restituer, à leur faculté de changer plus ou moins rapidement de température. On recherche la meilleure solution d’isolation en fonction des matériaux disponibles dans l’environnement immédiat : paille, chanvre, cellulose, etc. On imagine des solutions d’aménagement qui combinent l’emploi de techniques innovantes et de trouvailles architecturales pour capter et conserver la chaleur ou, au contraire, pour y faire écran. Mon expertise se trouve bientôt devancée par l’imagination et par la réflexion de mes clients qui deviennent alors des sortes de collaborateurs et qui m’entrainent vers des horizons plus ou moins utopiques.

Si mon outil principal reste, quoi qu’il en soit, constitué d’une batterie de logiciels informatiques, l’objet de mon travail est bien d’agir sur nos modes de vie dans le rapport que ces derniers nous amènent à entretenir avec le monde qui nous environne, avec le temps qu’il fait et avec le temps qui passe.

Et ce monde est peuplé d’humains qui ne se laissent pas réduire à un ensemble de données binaires pas plus qu’à des concepts éthérés. C’est à la fois exaltant et frustrant. Je rêve d’être un pédagogue…

Alain Le Gentil – Propos mis en récit par Pierre Madiot