J’aime marcher pieds nus sur les ponts d’argile de ma saline quand l’eau se réchauffe en glissant de bassin en bassin. C’est mon privilège de paludière.
Imaginons que nous sommes un matin de juin : le sel se concentre peu à peu sous l’action du soleil et d’une petite brise d’est. Il va falloir attendre la fin de l’après-midi pour voir les grains blancs tapisser le fond des derniers bassins où se cristallise le sel et qu’on appelle joliment les « œillets ». Si le vent se maintient, de petites plaques de « fleur de sel » vont dériver à la surface de l’eau puis se réunir du côté sous le vent pour former une légère croute teintée de rose que l’on cueillera avant de prendre le gros sel. Pour le moment, je dois ramener sur le bord de la saline la récolte de la veille, qui finit de s’égoutter en petits monticules au bord des « œillets ». Il ne faut pas trainer. À chaque voyage, la brouette est chargée de près de cent kilos de gros sel qu’il faut aller déverser sur le terreplein de stockage – le « trémet » – puis qu’il faudra relever à la pelle pour former le « mulon ».
Tout autour, le dédale des marais s’étend jusqu’à la mer. Une vie foisonnante se cache derrière ce décor de canaux et de talus. Et là, chaque matin, depuis le début du mois, j’ai rendez-vous avec un couple de cygnes qui se rend dans la vasière d’à côté en se dandinant gravement. Monsieur et madame Cygne vous souhaitent bien le bonjour tandis que quelques avocettes, très élégantes avec leur bec retroussé, cherchent leur pitance entre les pieds de salicorne, poursuivies par leurs poussins tout gris.
C’est beau, les marais salants, quand le soleil donne et que le « mulon » grandit. Mais ce moment est la récompense d’un long travail de préparation qui commence au printemps et qui consiste à débarrasser les bassins de chauffe des dépôts vaseux qui se sont accumulés durant l’hiver. On dit qu’on « habille » la saline. On commence cette opération par les bassins les plus éloignés des cristallisoirs pour suivre le chemin de l’eau et se rapprocher du centre de la saline. C’est ici que se situe le moment crucial. L’idéal est, en effet, d’avoir terminé l’« habillage » quand les conditions d’ensoleillement ont amené l’eau à une concentration adéquate sur l’ensemble du circuit. Alors, le paludier « décharge » ses « œillets », c’est-à-dire qu’il en évacue la vase. S’il « décharge » trop tôt, l’eau, froide ou adoucie par une pluie qu’il n’avait pas prévue, va stagner et produire des dépôts de sédiments qu’il faudra à nouveau évacuer. S’il « décharge » trop tard, il manquera le début de la récolte, ses « œillets » risquent la surchauffe, et la saison sera mal engagée… Être prêt au bon moment, ni trop tôt ni trop tard, c’est la clé du métier de paludier.
Mais le plus dur a lieu à la fin de l’automne. Dès novembre, équipés de cuissardes, des équipes de paludiers ont dû patauger dans une boue gluante pour restaurer des salines devenues improductives ou pour remettre en état des exploitations abandonnées depuis des années. On a creusé des trous dans les « fares » – les premiers bassins de chauffe – pour y prélever de l’argile saine qu’on a tirée sur des chalands en aluminium jusque dans les cristallisoirs à « rechausser ». Il fait froid, il pleut, on est éreintés. Dès qu’il y a trop de vent, la lame d’eau est déportée sur les côtés des bassins. Il est alors impossible de faire les niveaux correctement. C’est la galère… Il faut pourtant, sous peine d’une finition disparate, achever la restauration des « œillets » dans la journée où on l’a commencée.
On a ensuite reconstruit les diguettes qui délimitent les différents bassins et qu’on appelle des « ponts » puis on a réparti finement l’argile rapportée qui a eu tout le temps de se marier avec la terre en place. Enfin, quand est arrivé le début de la saison de production on a introduit dans les « œillets » de l’eau chargée en sel et, dès que ce dernier a commencé à se cristalliser, on a aplati le tout à grands coups de pelles en bois.
Alors, cette terre qui ressemblait à celle d’un champ boueux mal labouré s’est transformée en une surface ferme, un peu élastique et légèrement bombée sur laquelle, quarante-huit heures plus tard, se sont déposés des cristaux de sel d’un blanc éclatant. C’est ça, la magie des marais salants. Il faut alors s’armer du « las », sorte de grand râteau sans dents installé au bout d’un manche souple de cinq mètres de long, pour ramener le sel vers la plate-forme circulaire aménagée sur le bord de l’œillet – la « ladure » –. C’est le sel de ce début de saison, récolté le jour précédent, que je roule ce matin de juin dans ma brouette, tandis que les cygnes impassibles poursuivent leur chemin.
À la fin de la matinée, j’en ai plein les bras. Être une femme aux marais salants n’est pas chose facile. Ce travail très physique est traditionnellement un métier d’homme. En hiver, je ne vais pas essayer de lutter pour terminer à tout prix un « habillage » avant que la pluie arrive. Je vais attendre. Ça ne sert à rien de s’affoler. La période de préparation est longue. Je compense mon déficit de force physique par un surcroit d’anticipation et d’observation et par une sévère organisation. C’est qu’il faut aussi que je m’occupe de la maison, des enfants. …
Comme, en tant que femme, je dois toujours réfléchir à trente-six choses à la fois, j’ai pris l’habitude de ne pas aborder les difficultés frontalement : je m’arrange pour les contourner. Anticiper la météo, commencer la préparation de mes marais très tôt dans la saison afin de pouvoir me libérer du temps quand c’est nécessaire ; analyser mes erreurs pour en tirer profit plutôt que de m’acharner à les réparer immédiatement. J’ai toujours l’impression que je ne vais pas y arriver. Et au bout du compte, je parviens au même résultat que mes collègues masculins. Les salines des femmes sont même généralement parmi les mieux tenues !
L’été, il y a les amis qui passent, la famille qui vient profiter de la mer. Et quand la saline donne – et elle ne donne en moyenne que trente jours par ans – il n’y a pas de dimanche, pas de distraction, aucun répit : il faut prendre le sel quand il est là, puis régler le circuit d’eau afin d’assurer la récolte suivante. La fête est dans la saline qui, à chaque journée favorable, nous fait l’offrande de ses cristaux. Alors, rien ne doit troubler le tête-à-tête entre le paludier et son marais salant. On vient tôt le matin pour surveiller le cheminement de l’eau, on trempe la main dans la saumure pour en apprécier la température, on la goute, on la pèse, on attend, on scrute le ciel, on remarque dans quelle direction le vent couche les herbes du talus. On regarde la saline, on lui parle, on fait venir de l’eau dans les « adernes » – les derniers bassins avant les « œillets » – ou bien on en ralentit le débit. En même temps, il faut « rouler » la prise de la veille, relever le « mulon », en évaluer le volume.
Récolter le sel c’est une affaire entre un paludier et sa saline. C’est une complicité de tous les instants. C’est une histoire intime. Une histoire d’amour.
Pourtant, ce métier solitaire est aussi, paradoxalement, un métier solidaire parce qu’un paludier n’est rien sans la collectivité paludière. Avant de commencer sa récolte, chacun a dû collaborer avec ses collègues pour entretenir les vasières communes, les talus, les digues de protection. Et surtout, il a dû faire appel à ses voisins pour reconstruire ou pour rénover son exploitation. Le jour convenu, toute l’équipe du secteur se donne ainsi rendez-vous sur le chantier d’un paludier alors que le jour est à peine levé. On travaille sans relâche jusqu’à midi. Celui qui a invité se fait alors un devoir de préparer un repas généreux : cochonnailles, pain de campagne, blagues et cidre à volonté. Et on continue parfois jusqu’au soir. Au chantier suivant, chez quelqu’un d’autre, le repas sera encore plus copieux et mieux arrosé, c’est une question de fierté et de fraternité…
Après quoi, chaque paludier regagne ses pénates, et, s’il jette un coup d’œil en passant sur les bassins de ses voisins, ce n’est pas pour critiquer. C’est plutôt pour donner un conseil sans froisser, émettre un avis amical. Tout le monde peut se tromper, même si ça agace… Il arrive qu’un détail insignifiant ait des conséquences durables. Il suffit, par exemple, d’un petit retard dans l’ouverture d’une vanne, d’un millimètre d’eau en trop ici ou là pour tout compromettre. Parfois aussi, l’argile se rebelle, elle ne se comporte pas toujours comme on l’avait prévu : si la terre rapportée l’hiver contient trop de sable ou trop de déchets de coquillages ou trop d’éléments organiques, les conditions de réchauffement de la saumure seront modifiées. Et il faut s’attendre aussi à quelques accidents : une fuite dans une digue, un trou de ragondin, des piétinements d’aigrettes ou de hérons cendrés, une averse intempestive, une invasion d’artémias – ces minuscules crustacés qui vivent dans des conditions extrêmes de salinité – une prolifération d’algues microscopiques qui rougissent les bassins, une extension incontrôlée de plaques de « limu », algue chevelue qui, dès que la salinité diminue, se développe dans les bassins qui reçoivent l’eau de la vasière… Quand ça ne va plus, on en veut à la Terre entière ! Mais les voisins paludiers sont plutôt bienveillants, ils ont à composer avec les mêmes aléas. Surtout, ils se sentent responsables d’un même espace façonné par des générations et des générations de paysans de la mer. Depuis des centaines d’années, les paludiers ont, en effet, répété les mêmes gestes, utilisé les mêmes techniques, marché sur les mêmes sentiers, longé les mêmes étiers.
Il est important, aux yeux de tous, que le marais soit beau, propre, digne du travail des générations qui nous ont précédés. La façon d’être, les méthodes de travail de tel ou tel ne regardent personne, mais tout le monde tient à ce que les salines ressemblent à des salines vivantes, pas à des parcelles délaissées. Aussi, il n’est pas question de laisser un confrère dans la difficulté. S’il lui arrive un pépin familial, un ennui de santé, on va former une équipe pour le relayer. Au besoin, on va le prier fermement de s’occuper de lui-même plutôt que de se soucier du marais dans lequel, de toute façon, il n’est pas en état de travailler. Et on va assurer sa récolte en donnant une heure ou deux de notre temps sans faire de compte, sans songer à la réciprocité.
Lorsqu’on devient paludier, on sait que le marais ne nous appartient pas : c’est nous qui appartenons au marais. Nous ne sommes que de passage et chacun se doit de faire sortir le sel des salines de Pierre, Paul ou Jacques s’ils sont en peine, même si, au demeurant, on ne s’entend pas forcément avec l’un ou avec l’autre. Cette possible entraide fait partie du métier.
Quand arrive le milieu de l’après-midi, en ce jour de juin, on voit, au fond des « œillets », un tapis de cristaux rugueux. Sur les côtés, et jusqu’au milieu du cristallisoir, la couche de fleur de sel s’est solidifiée en surface. Sur le coup de dix-sept heures, Perrine, l’employée que j’ai engagée pour la saison, arrive pour cueillir avec précaution ce sel fin qui exhale une odeur délicate. Elle glisse le bord de sa « lousse à fleur » sous la pellicule rosée pour prélever cette dernière et la déposer dans une brouette. Je la regarde décrire une sorte de chorégraphie lente sur les ponts d’argile. C’est un moment où tout semble s’arrêter autour de la saline.
Dès que Perrine aura terminé sa cueillette dans quatre ou cinq « œillets », je vais pouvoir lui succéder pour commencer à m’attaquer au gros sel dont on voit maintenant la couche recouvrir toute la surface des cristallisoirs délestés de leur « fleur ». Avec le bord épais de mon grand « las », je vais pousser l’eau pour provoquer une petite vague qui va détacher le sel du fond argileux. Puis, selon le même procédé, les cristaux vont être « halés » autour de la « ladure » sur laquelle je vais ensuite tirer le sel – on dit : le « trousser » – à l’aide du bord aiguisé de mon « las ». Cela va former des alignements de petits monticules coniques – les « ladurées » – qui s’égoutteront toute la nuit.
Quand approche le soir, les pyramides de sel accrochent les rayons du soleil qui rasent le marais. Alors, je rejoins ma « cabane » installée au bord du « trémet », près de mon stock de sel. C’est un toit adossé au talus, avec un mur de planches, une large ouverture vers l’ouest, quelques bancs, une table basse rustique, un hamac, les caisses de légo de mon petit dernier. Face au soleil couchant, je peux regarder ma saline gagnée tranquillement par les rougeurs qui précèdent le crépuscule. J’oublie la fatigue, les doutes de l’hiver. C’est le moment de paix. Je vais peut-être entendre les bavardages aigus d’un gorge-bleue entre les cris des sternes qui paradent au-dessus des vasières.
Les amis ne vont pas tarder à débarquer. Ils apportent de quoi partager un sympathique « apéro-dinatoire ». Je les vois arriver. Un petit air frais s’est levé mais la soirée promet d’être joyeuse. Quelque part, les deux cygnes se sont mis à l’abri du vent. Ils repasseront chez moi demain pour se rendre dans la vasière d’à côté.
Bonne nuit les cygnes…
Aude Bellon
Récit recueilli et mis en forme par Pierre Madiot