« Quand il doit rejeter de la terre d’une tranchée très profonde, il n’est pas de terrassier qui ne se réjouisse de son lancer de pelle. De la répétition du même effort nait un rythme, une cadence où le corps trouve sa plénitude. Il n’est pas plus facile de bien lancer sa pelle que de lancer un disque. Avant la fatigue, si la terre est bonne, glisse bien, chante sur la pelle, il y a au moins une heure dans la journée où le corps est heureux. » (Georges Navel, Travaux, Stock, 1945)
C’est sous les auspices de ce récit du travail magnifique qu’a été placée cette deuxième édition de l’atelier d’écriture animé par Dire Le Travail à la bibliothèque Marguerite Audoux de Paris.
J’ai proposé aux participants d’aller voir, et écrire, du côté du geste, dans l’idée que n’importe quelle activité laborieuse, même la plus intellectuelle, engage le corps dans un rapport à des objets, à des personnes. Un geste qui peut être imperceptible, délicat, ou bien énergique, vigoureux ; machinal, ou qui demande au contraire de la concentration, de la prise de risque ; routinier, ou exceptionnel. C’est qu’on en fait, des gestes !
Il me semble que les textes ont proposé des variations dans deux directions. D’abord un geste qu’il faut maitriser pour soi, pour agir juste, pour s’incorporer l’action. Utiliser les deux mains, sans gaucherie, en ayant les bons objets à la bonne place. Faire les bons gestes pour mémoriser un texte théâtral, s’emparer du propos d’un auteur tel qu’il est matérialisé dans les pages du livre, polir un récit de la même façon que l’on ébarbe une pièce métallique, pour ne pas blesser le lecteur. Où l’on entend que les gestes physiques se prolongent dans l’esprit, qu’on manipule du même mouvement les objets et les idées.
Ensuite des gestes pour agir sur les autres, en particulier des personnes vulnérables : prendre un bébé dans ses bras, lorsque l’on n’est pas sa mère ; faire manger un enfant, et même la vingtaine rassemblés dans une salle de cantine ; faire les bons gestes pour rassurer un malade allongé dans une ambulance. Autant de gestes qui s’apprennent, qui font l’objet de recommandations, de procédures. Mais des gestes qui relèvent aussi du ressenti, de ce qu’il semble juste de faire pour cet enfant-là, cette personne-là, à l’instant présent : c’est aussi cela, le professionnalisme.
Georges Navel enchaine, à propos des terrassiers : « En piochant, ils remuent de l’éternel. ». S’il y a toute sorte de gestes au travail, ils ne sont jamais anodins.
Patrice Bride