Des récits du travail

Transmettre pour s’accomplir

Un paludier est une sorte de « paysan de la mer ». Or, tous les paysans qui sont à l’écoute de leur terre comprennent que pour savoir vraiment, il faut avoir appris avec le temps qu’il fait et avec le temps qui passe. Peut-on transmettre autre chose que cette patience-là ?

Village de Saillé – Photo de Pierre Madiot

C’est l’hiver, je ne vois plus passer les cygnes. Par contre, les oies bernaches ont pris le relai et envahissent le marais qui dort sous l’eau. Par centaines, elles caquètent, caquètent, finissant par me faire croire qu’elles se raillent de ma démarche mal assurée dans le vent et sur le sol glissant… Avec ces pluies, les talus sont détrempés et je les arpente tant bien que mal pour vérifier que le dernier coup de vent accompagnant la grosse marée n’a pas occasionné trop de dégâts à la trappe de vasière. Ah si, justement, encore un chantier à prévoir car la mer a emporté un gros bloc d’argile à la base : il va falloir rajouter de la matière pour reconsolider cette cuve de trappe.

Toujours recommencer, refaire ce que dame Nature a défait. Et dame Nature est de plus en plus énervée avec le réchauffement climatique. Les coups de vent se succèdent.

Un bon petit chantier pédagogique à faire avec Perrine, ça. Consolider la prise d’eau de mer, c’est la base du paludier, on ne peut pas faire de sel sans eau !
Perrine, c’est ma cueilleuse de fleur de sel durant l’été depuis cinq ans, et, au fil des ans, son amour du marais n’a cessé de grandir, de croitre comme une fleur.

Elle est prête, je la sens prête.

La trentaine à la fin de l’année, elle veut s’engager, construire sa vie et lui donner du sens. Elle veut devenir paludière. Un cadeau pour moi ! Quoi de plus beau que de transmettre sa passion ?

Au marais, le paludier se doit de transmettre son savoir empirique. Au marais, on ne fait que passer et on passe le relai dès qu’on est prêt à le faire, tout naturellement ; on accompagne, on chemine ensemble puis on s’en va…

Avec Perrine ! Quelle chance ! J’espère être à la hauteur, ne pas faire à sa place, ne pas dire tout ce qu’elle doit ou ne doit pas faire non plus car chacun y apporte sa manière personnelle. Ne pas la brimer, la laisser aussi en faire un peu trop pour qu’elle se rende compte par elle-même que, finalement, une saline n’a peut-être pas besoin d’être absolument impeccable. Son sel ne sera pas forcément de meilleure qualité même si tout est parfaitement propre à la préparation, alors à quoi bon… Mais je sais qu’un paludier débutant voudrait que tout soit irréprochable pour se rassurer.

De toute façon, les grandes explications sont inutiles quand le meilleur est à découvrir par soi-même. Le savoir que je vais transmettre se pressent plus qu’il ne se démontre : c’est du nez, de l’intuition. Il faut comprendre intimement sa saline et cela ne vient qu’avec le temps. Pas de raccourci possible. Et c’est cela qui est beau.

Le mieux c’est alors de faire ensemble, de laisser observer pour découvrir les fonctionnements secrets. Les mots sont souvent impuissants à expliquer un geste, à saisir un tout. Le faire-savoir s’apprend doucement comme les saisons. Il s’agit d’accompagner en silence un travail silencieux.

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Photo Sophie Bonnet

Mais ce ne sera pas rien ! Ce sera la première fois que je transmettrai mon métier. Jusqu’à présent, je donnais envie de devenir paludier à celles ou à ceux qui venaient m’accompagner pendant la période de préparation des salines, l’habillage comme on dit : ôter la vase du fond des bassins, remodeler les ponts d’argile. Mais je ne suis jamais allée jusqu’à confier mon « las » de cinq mètres à un amateur au moment où il faut ramasser le sel dans les œillets. Cette fois, l’enjeu ne sera plus le même, il faudra faire confiance et aller jusqu’au bout. Bien sûr, il ne s’agira pas de laisser Perrine faire n’importe quoi ni de la laisser s’épuiser si ça n’en vaut pas la peine ; juste trouver le bon équilibre en vertu du principe que celui qui peut le moins peut le plus ! C’est pourquoi j’appréhende un peu la prochaine saison, lorsque mon « apprentie » devra seule régler les fameux niveaux d’eau.

On n’est déjà pas sûr à cent pour cent de son propre réglage du fait de l’incertitude météorologique, des incidents de parcours (un petit crabe venant obstruer un trou de réglage entre deux bassins par exemple). On sait que si on laisse entrer trop d’eau, on n’aura pas assez de salinité  et que si on n’en met pas assez, il n’y aura pas de sel non plus. Sachant qu’une récolte moyenne d’une saison dure trente jours, l’erreur coute cher !

Alors, quand je conforterai Perrine dans ses choix ou que je rectifierai ses erreurs, je me souviendrai de cette phrase que mon propre père m’a répétée quand je n’étais encore que novice : « L’hésitation c’est la ruine ! Fais, trompe-toi pour mieux ne plus te tromper la fois d’après ! » Dame Nature est exigeante. Ça tombe bien, nous aussi ! Surtout quand on débute dans le métier. Cela a été mon cas, et je crois Perrine dans la même disposition d’esprit. Ce n’est que plus tard qu’on peut commencer à relativiser, et à s’atteler au travail de transmission afin de parachever son accomplissement de paludier.

Pour savoir vraiment, il faut avoir transmis.

Les oies ont beau avoir l’air de se moquer, je suis prête à tout donner auprès de Perrine. Rira bien qui rira le dernier.

Aude Bellon