Des récits du travail/Urgences

Au fil d’une nuit

Yann est ambulancier dans une entreprise privée. Il effectue, avec son binôme, des gardes de 20 h à 8 h du matin, qui l’amènent à intervenir aussi bien dans des bidonvilles que dans des appartements luxueux, voire dans des commissariats ou directement dans la rue. Méthode, sang froid, professionnalisme requis.

L’urgence tient une place centrale dans mon travail. Pas seulement en termes de temps, mais aussi dans mon esprit. Outre le transport sanitaire, plutôt routinier, c’est surtout pendant les gardes préfectorales, la nuit, que toutes mes compétences sont mises en œuvre… Régulées par le SAMU, qui fait appel à des entreprises privées comme la mienne, ces gardes commencent à 20 h et se terminent à 8 h. Mon binôme et moi, car nous sommes toujours deux, évoluons donc aux côtés du SAMU, des pompiers, et même parfois de la police… Avec l’urgence médicale de nuit, on entre dans un monde qui n’a rien à voir avec « le jour ».

Parfois, nous sentons vraiment seuls au monde… Comme cette nuit où nous attendions un renfort police sur un parking, avec une personne bipolaire en crise. Ivre de surcroit. J’ai été le chercher, et puis une fois que nous sommes arrivés à l’ambulance, il a donné des coups dedans. Puis s’est un peu calmé. Je l’ai alors invité à monter. Il n’y a pas toujours d’utilité médicale à prendre une tension, mais cela peut être une excuse pour approcher le patient, le toucher, créer un lien. Malheureusement, il n’est pas resté calme longtemps… Il a tout retourné dans l’ambulance ! Nous avons même dû sauter à l’extérieur. Il restait très menaçant mais « heureusement » pour nous, il est sorti et a chuté, tellement il était ivre. Nous avons donc pu l’attacher et nous rendre à l’hôpital. Au final, la police n’est jamais venue…

« Elle m’a vue, et a hurlé : “Ne me touchez pas !” »

Il m’arrive de repenser à certaines interventions qui m’ont mis très mal à l’aise. Et notamment de l’une d’entre elles. Il devait être 7 h du matin. Je m’étais assoupi, ce qui arrive parfois en fin de nuit… L’appel de la régulation du SAMU m’a donc réveillé. Ce qui explique peut-être ma difficulté… Il s’agissait d’un saignement de nez très important. La maison dans laquelle nous sommes intervenus ressemblait à un décor de film d’épouvante. Il y avait du sang sur le carrelage, les murs de la cuisine, du salon, sur les portes… Après avoir tenté de stopper l’hémorragie par des méthodes simples, sans succès, nous l’avons installé dans le véhicule où il n’a pu que cracher du sang pendant que je continuais à tenter de limiter le flot… Le sang a une odeur. Cela n’a habituellement rien de déroutant pour moi ou pour mes collègues. Mais ce matin-là au réveil, j’étais écœuré.

Autre souvenir d’intervention, humainement marquant celui-ci : mon premier cas psychiatrique. Il s’agissait d’une jeune fille à peine majeure. Roulée en boule par terre, elle hurlait. Le contact était difficile. Je me suis approché et lui ai touché le bras en lui disant : « Je suis là. » Elle m’a vue, et a hurlé : « Ne me touchez pas ! Dégage ! Dégage ! » Puis elle s’est jetée dans un coin de la pièce, roulée en boule, et s’est remise à hurler. Et là, j’ai mis vingt minutes pour réussir à établir un contact. Elle disait entendre des voix qui l’avaient poussée à se mutiler, mais me répondait à peine. Jusqu’au moment où je lui ai demandé de lever la tête, de me regarder. Le contact visuel l’a aidée à prendre conscience de la réalité de ma présence, je lui ai souri et j’ai dit « Coucou ! ». Cela peut paraitre bête, mais à partir de ce moment j’ai pu m’approcher d’elle et nous avons pu commencer la prise en charge.

« Tenir les poignets de quelqu’un contre son gré est assez traumatisant. »

Au début, je me demandais très régulièrement si j’avais bien fait ce qu’il fallait… Par exemple, lors de ma première hospitalisation à la demande d’un tiers. C’était la première fois que je « contentionnais » quelqu’un. Il s’agissait d’une femme. J’ai longtemps pensé que nous aurions pu trouver un moyen de l’emmener sans l’attacher… Aujourd’hui, je me dis que non. Quand j’ai commencé dans le métier, je me disais que jamais je ne le ferais. Je ne travaille pas avec des gens mal intentionnés, mais avec des gens qui sont malades. Et donc tenir les poignets de quelqu’un contre son gré est assez traumatisant… Au final, cela m’est arrivé à quelques reprises, ne serait-ce qu’à titre conservatoire, pour ne pas en prendre une.

Mais si dans ce métier nous devons faire preuve d’une grande adaptabilité, l’urgence médicale implique également un travail assez routinier…

Étant donné que nous sommes susceptibles d’être appelés dès 20 h, il faut qu’à cette heure précise nous soyons prêts, mon binôme et moi, à partir. C’est pourquoi je viens toujours en avance. Premièrement, nous buvons un café et fumons une cigarette, notamment quand il s’agit de l’auxiliaire avec qui je travaille très régulièrement. C’est un moment important. Ensuite je m’occupe des vérifications : véhicule, niveau d’essence, état de propreté… Puis mon matériel : est-ce que j’ai un brancard ? Des draps ? Une chaise portoir, des atèles ? Un matelas à dépression, rempli de petites billes qui permettent de prendre la forme du corps de la personne que l’on allonge dedans, et de l’immobiliser ? Je vérifie également mes niveaux d’oxygène médical, sachant que je dois respecter un certain seuil. Puis mes kits, préparés pour différents types de situations, comme l’accouchement, la section de membre, l’hémorragie, les brulures graves… Je regarde si mon défibrillateur est chargé, s’il fonctionne, idem pour mon aspirateur à mucosités… Puis je vérifie mon sac d’urgence : c’est la base, je ne pars jamais en intervention sans. Dedans, on y trouve toutes sortes de consommables : pansements, bandages, garrots, de quoi désinfecter une plaie, couvrir une brulure, couvertures de survie, écharpes, ciseaux, rasoirs, etc. Il y a aussi tout mon matériel pour administrer l’oxygène, des masques, des lunettes, et mon matériel de « diagnostic » : tensiomètre, thermomètre, oxymètre…

Une fois que tout cela est vérifié, la garde peut commencer. En général, la nuit, nous ne sommes que deux. L’ambulance est garée dehors, prête à partir. Nous nous asseyons sur l’escalier, dans le dépôt. C’est mal isolé. Il y fait chaud l’été, et froid l’hiver. Parfois on allume la radio d’une ambulance pour casser le silence, ou le weekend pour couvrir le bruit de la boite de nuit voisine. Et nous discutons. De sujets personnels, ou alors professionnels : qu’est-ce qu’il s’est passé lors de la dernière intervention ? Sur quoi risquons-nous de tomber ?

Et nous attendons. Parfois, nous tentons de dormir dans les chambres de garde, surtout en fin de nuit. Il m’arrive assez régulièrement de lire, des romans le plus souvent. Et à un moment donné, le téléphone sonne.

« Il faut certes que l’on arrive vite. Mais surtout, il faut que l’on arrive. »

Le régulateur du SAMU nous donne une adresse, le nom, l’âge, le sexe de la personne, et le motif de l’appel. Puis, nous partons. Ce n’est pas toujours moi qui conduis. Si je suis avec un ambulancier diplômé d’État, comme moi, nous conduisons en général chacun notre tour. Si c’est un auxiliaire ambulancier, qui n’a donc pas le diplôme, le plus souvent c’est lui qui conduit, notamment en charge, c’est-à-dire quand nous repartons vers l’hôpital.

Les interventions sont très diverses. Il peut s’agir de cas « somatiques », par exemple lors d’un traumatisme lié à une chute (fréquent chez les personnes âgées), de douleurs, de malaise de toutes sortes… La « douleur thoracique » est par exemple un cas fréquent. Cela peut être bénin, ou bien annoncer une détresse cardiaque sévère. Cela peut aussi être des cas « psy » de la simple idée noire, à la personne atteinte de schizophrénie en crise. Il nous arrive parfois dans ces cas-là d’être confrontés à la violence, et même parfois d’avoir besoin de la police en renfort lorsque la personne est hospitalisée contre son gré, à la demande de ses proches.

Nous ne savons pas toujours si le cas est sérieux. L’alerte peut être lancée par des gens paniqués ou qui parlent mal français. Parfois la régulation manque de temps, et donc nous de détails. Si nous avons peu d’informations, nous sautons quoiqu’il arrive dans l’ambulance et partons au plus vite. La plupart du temps nous nous rendons compte que nous aurions pu attendre 10 minutes. Mais pour les quelques cas où il ne fallait pas attendre… nous n’avons pas le droit de prendre ce risque.

Sur la route… Il faut certes que l’on arrive vite. Mais surtout, il faut que l’on arrive. Le but du jeu n’est donc pas de rouler à 200 km/h, plutôt de ne pas s’arrêter. Il faut savoir aussi que lorsque nous sommes sur une mission régulée par le SAMU, nous sommes « véhicules d’intérêt général ». Ce qui veut dire qu’au même titre que les pompiers ou les gendarmes, nous pouvons nous affranchir du Code de la route, c’est-à-dire griller des feux rouges, prendre un sens interdit, glisser un stop, faire des excès de vitesse, doubler les voitures en coupant les lignes blanches… Au final, nous sommes rapidement près de tout. En général, avec les avertisseurs, gyrophares et sirènes « deux tons », on nous voit arriver. Par contre, quand je conduis, je dois anticiper les réactions des autres. Le premier réflexe de certains automobilistes, c’est de paniquer, de piler… Donc, quand j’arrive derrière, je dois également piler s’il n’est pas possible de doubler. J’ai parfois certaines satisfactions, par exemple quand il y a une intersection chargée, et que j’arrive à circuler de manière propre et en sécurité. Je n’ai jamais eu d’accident. Cela dit, ceux qui impliquent des ambulances restent rares.

« Ce travail d’équipe demande de la confiance »

En intervention, il y a deux postes bien précis pour chacun des membres du binôme. L’un « constante », l’autre « bilante », ce que je fais le plus souvent. Le premier porte le sac d’intervention, prend les constantes (pouls, tension) du patient, transmet les données à celui qui fait le bilan, puis demande à la personne, ou à sa famille, tous les documents administratifs (carte vitale, mutuelle, date de naissance, adresse…). Pendant ce temps, celui qui « bilante » qualifie la plainte principale, réalise une anamnèse qu’il recoupe avec les données des constantes, et enfin surveille le patient à l’arrière de l’ambulance sur le chemin de l’hôpital, en reprenant de nouveau toutes les constantes à intervalles réguliers et en les recoupant avec la plainte. En urgence, nous évitons de former des binômes qui ne fonctionnent pas. Ce travail d’équipe demande de la confiance, et ce n’est pas possible avec tout le monde.

Quand nous arrivons sur le lieu d’intervention, nous faisons d’abord un premier « bilan flash ». Cela consiste à regarder autour de soi, le patient, lui tendre la main et lui dire : « Bonjour, comment ça va ? » S’il est allongé au sol, sans réaction, c’est déjà très mauvais signe. Nous vérifions sa respiration et son pouls. S’il répond difficilement, qu’il est tout pâle, qu’il transpire, a du mal à respirer, ce n’est pas bon signe non plus. Par contre, s’il sourit et répond « Bonjour, bon et bien ça ne va pas très bien ce soir… », il n’y a peut-être pas trop d’inquiétude à se faire dans l’immédiat. Ensuite, je demande ce qu’il se passe, et fais les gestes de premiers secours si nécessaire. Mon « binôme » m’aide, puis prend les constantes. Je commence l’enquête, par exemple sur les antécédents médicaux, surtout s’ils sont en lien avec la plainte principale. Parfois les gens ne les connaissent pas… Nous tentons alors d’en déterminer quelques-uns grâce à leur traitement, même si ne sommes pas tenus de connaitre tous les médicaments et leurs champs d’action. Le fait est qu’avec notre expérience, nous apprenons à connaitre les plus courants. Dans les cas où le patient présente une grande détresse, nous pouvons demander un renfort médical, le VLM (véhicule léger médicalisé), composé d’un médecin, d’un infirmier et d’un ambulancier, équipé médicalement, ou le rejoindre sur place s’il a été envoyé avant nous.

Une fois que nous avons réuni tous ces éléments, nous rappelons le SAMU. C’est donc généralement moi qui m’en occupe. Je me présente, leur donne le numéro de dossier de l’intervention, la ville, et passe le bilan. Si c’est un cas assez simple, c’est le régulateur qui va le prendre. Si c’est un cas médical un peu plus complexe, on me passe directement le médecin régulateur. Là c’est plus long, il a beaucoup de travail et donc il y a souvent de l’attente. Il écoute et donne la destination du patient, selon les spécialités de l’hôpital ou de la clinique, et les disponibilités. Parfois, il nous remercie pour le bilan. Mais en général ce sont plutôt les régulateurs qui prennent le temps pour les politesses… Nous finissons même par nous connaitre, du moins à connaitre nos prénoms respectifs. Alors que les médecins, nous les reconnaissons à la voix, mais la plupart du temps nous ne connaissons pas leur nom… Ils ne se présentent pas. Même si nous nous présentons toujours à eux.

Une fois le bilan passé, il faut aller à l’hôpital. Nous « brancardons » et « conditionnons » le patient, c’est-à-dire que nous l’installons de la manière la plus adaptée possible à son état pour accéder à l’ambulance, et pour la route. Il nous arrive de devoir descendre des escaliers avec une chaise portoir, des meubles à déplacer, de longues distances à parcourir… L’accès n’est pas toujours facile et les patients ne sont pas toujours légers. Et une fois à l’hôpital, nous repassons notre bilan aux équipes qui vont nous relayer pour sa prise en charge.

Selon les lieux, « il nous arrive de perdre pas mal de temps. »

Il serait faux de dire que l’urgence médicale n’a pas de classe sociale. En réalité, nous intervenons relativement plus souvent dans les milieux populaires, où le suivi médical est moins scrupuleux, par exemple dans des squats, où des gens dorment à plusieurs sur des matelas crasseux à même le sol… Nous intervenons aussi parfois dans des bidonvilles, dans une caravane, à côté d’un amas de débris calcinés encore fumants, ou dans des appartements sales, insalubres, non fonctionnels, où l’on trouve toutes sortes de détritus, de déjections d’animaux domestiques… Et à l’opposé, il nous arrive de nous rendre dans des endroits très luxueux, comme de grandes villas décorées de marbre et de pièces d’art, ou d’immenses appartements du centre-ville… Nous pouvons aussi intervenir sur la voie publique auprès de sans-abris, dans des hôtels, des bars, des maisons de retraite ou des établissements pour personnes en situation de handicap, dans des foyers d’accueil pour mineurs, ou pour immigrés, ou encore dans les commissariats, auprès de personnes agressées ou en garde à vue, voire même dans le milieu pénitentiaire.

Nous rencontrons d’ailleurs souvent des difficultés pour nous rendre sur place, sur des cas parfois très urgents. Entre les résidences hyper-sécurisées où il faut passer portes et portails à code ou à badge, pour nous retrouver face à plusieurs bâtiments qui comportent plusieurs appartements, ou encore les longues routes de campagnes où les maisons se font rares, tout comme leur numérotation, ou encore les citadelles que forment les cités HLM entre blocs, entrées et coursives… Il nous arrive de perdre pas mal de temps. Quoi qu’il en soit, quel que soit le lieu où nous intervenons, nous avons toujours les mêmes préoccupations : présence d’ascenseur ? Accès possible en brancard ? En chaise portoir ? Matelas à dépression ? Peut-on déplacer les meubles ? Est-ce lumineux ? Comment sont les escaliers ? En colimaçon ? Avec ou sans paliers ? Car l’état des lieux peut venir compliquer notre intervention. Je me souviens notamment d’un cas où le SAMU nous avait évoqué une gêne respiratoire… Le fait est que le fils du patient, qui avait appelé, n’avait pas l’air de bien comprendre ce qu’il se passait, et parlait très mal français. Quand nous sommes arrivés, le père était allongé dans une toute petite cuisine. Dans le noir. Le fils tenait ouverte la porte de frigo pour éclairer, et le cœur du patient s’est arrêté… Heureusement, nous avons compris ce qu’il se passait, et ma collègue et moi avons réussi à faire repartir son cœur, juste avant que le « VLM » (véhicule léger médicalisé) que nous avions appelé arrive.

Exercer ce métier demande d’être passionné. C’est dur. Il faut une bonne condition physique, être empathique, savoir garder son sang-froid, être prêt à intervenir dans toute situation… C’est pourtant plutôt mal payé. Mais j’apprends tous les jours, toutes les nuits… C’est aussi un vrai travail d’équipe. Douze heures à deux, c’est plus que le temps quotidien passé en famille.

Yann, ambulancier
Propos mis en récit par Audrey Minart