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Se faire virer, suivi de Camera Obscura, de Manon Delattre (éditions du Commun)

C’est l’histoire d’un travail qui « dévore ». D’une tristesse qui avait déjà, subrepticement, commencé à s’installer chez une projectionniste d’un cinéma d’art et d’essai, lorsque la pellicule et ses bobines de quinze kilogrammes ont dû laisser la place au profit du numérique et de ses disques durs de trois-cents grammes. L’histoire d’une douleur qui quitte – un temps du moins – le dos, pour sournoisement s’installer dans le cœur.

C’est l’histoire de cette projectionniste devenue assistante de direction, d’un temps partiel qui devient plein, pour 300 € de plus, mais tant de minutes de vie libérée en moins. De ce « J’aime pas travailler » qui un jour, par surprise, « pète à la figure ». D’une jeune femme qui, déjà, se voit « posée sur des rails qui mènent tout droit à un cercueil de bois clair ». Qui « boit [t] des bières le vendredi soir pour oublier [qu’elle] a bossé six heures de plus cette semaine-là pour pouvoir les payer ».

C’est ainsi l’histoire d’une envie, ou plutôt d’un besoin, de s’extraire d’un emploi. Et vite. C’est aussi, une fois que ce désir formulé, l’histoire d’une direction qui fait attendre sa réponse… pour finalement dire « non ». Pour 3000 € d’indemnités. Alors qu’elle possède des millions.

C’est l’histoire d’un corps qui finit donc, une nuit, par hurler, concassé par des douleurs « inconnues, terribles », qui se déplacent… Psychologique peut-être. Réel certainement.

C’est ainsi l’histoire d’une jeune femme qui ne peut que partir, mais qui, matériellement, ne peut pas démissionner. D’une médecine du travail qui lui conseille de « revoir [son] rapport à la contrainte ». Puis d’un ami d’ami avocat qui conseille de se rendre au travail… sans travailler. Pour, in fine, se faire virer. Et ainsi assurer sa subsistance avec de maigres indemnités de licenciement et un sésame : quelques mois d’allocations chômage.

C’est alors l’histoire d’une professionnelle, habituellement consciencieuse, mais désormais acculée, qui se présente chaque matin à son poste, mais qui doit se faire violence pour ne pas travailler. Qui repousse tout document qui lui est remis et lutte pour ne pas ramasser, à chaque fin de séance, tous les mouchoirs pleins de morve qui jonchent le sol.

On le comprend ensuite avec un second texte, Camera Obscura : tout cela est l’histoire d’une jeune fille qui, happée tôt par l’intérêt pour le cinéma de son père – qui parmi ses « tas de boulots différents dans sa vie » a un temps côtoyé le monde du cinéma –, a fini par s’y engager corps et âme. Enfin, peut-être pas. Car « il faut un temps immense pour s’avouer à soi-même qu’on s’est trompé, qu’on n’a pas choisi la bonne voie ». C’est donc l’histoire d’une « vie » professionnelle dans laquelle on est, en vérité, venue « au monde par le siège : les pieds en avant, le cœur et la tête en dernier ».

C’est en fait l’histoire d’une passion pour le cinéma qui ne s’y est pas retrouvée lorsqu’il a fallu la transformer en travail… Enfin, en travail soi-disant « passion » qui, soulignons-le, s’attend longtemps gratuit, s’assume sous-payé, est généralement maltraité, et pour lequel il n’en est pas moins attendu d’y dédier chaque minute de son existence.

C’est donc l’histoire d’une femme qui n’a jamais pu se faire « à cette prise de pouvoir sur [sa] vie », à un milieu qui ne fait « aucune place pour le temps long ou la régularité ». L’histoire d’une passionnée de cinéma, mais qui a refusé de tout lui sacrifier.

Audrey Demailly Minart

Manon Delattre sera présente lors de notre Café du Travail du 29 mars. Pour en savoir plus sur cette rencontre.

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