Certains livres ont le pouvoir de vous indigner. Celui d’Éric Louis n’y manque pas.
Car le récit de travail de cet ancien cordiste dans l’industrie du sucre fait froid dans le dos. Un travail infernal, dangereux… qui n’aurait jamais dû exister.

En quoi consiste-t-il ? La mission des cordistes dont nous parle Éric Louis, et dont il fut, est de descendre dans les silos pour permettre à la matière destinée à devenir sucre, à ce stade de la production « compacté, colmaté, rendu dur comme du ciment par l’humidité », de s’en écouler correctement. Plus concrètement il s’agit, pour ces « fantômes en combinaison blanche, bottes blanches, casques blancs », de descendre à la corde dans le silo via les ouvertures situées à son sommet, initialement destinées à son remplissage… mais ainsi devenues « trous d’homme ». Une fois au fond du silo-étuve, ces travailleurs du XXIe siècle s’attaquent, à coup de pioche parfois désespérants, à cette matière « hostile », pour qu’elle soit « emmenée vers son destin de sucre ». À raison de deux sessions de trois heures par jour, chacune étant heureusement entrecoupée d’une pause d’un quart d’heure. Un travail éreintant, exercé dans un environnement étouffant, dans un univers très blanc… qui n’en rappelle pas moins un monde très noir, celui de la mine. Un travail qui laisse cette impression amère, à la fin de la journée « de n’avoir rien fait ». Un travail payé une misère, et donc nettement moins onéreux pour le donneur d’ordre, que le cout qu’engendrerait la réparation de la machine supposée, sans intervention humaine, régler ce problème d’écoulement. Ainsi, comme le résume Éric Louis : « La machine est censée être au service de l’homme. Nous sommes au service de la machine. » Et même intégrés à celles-ci puisque ces interventions devenaient systématiques.
Si la mordante ironie déployée avec talent par Éric Louis dans le premier texte – trois composant ce livre – aurait tendance à adoucir notre indignation, le second y remédie.
Car, oui, ce travail est dangereux. Éric Louis l’avait déjà écrit, on l’avait déjà bien lu. Mais le récit de la mort de son collègue Quentin, dans un silo de drêche en juin 2017, nous le fait ressentir.
L’indignation ne fait alors que s’amplifier au fur et à mesure que nous sont expliquées les conditions dans lesquelles travaillaient les cordistes en juin 2017, et que nous est raconté le combat judiciaire qui a suivi, accompagné de l’« océan d’adversité » qui se déploie habituellement devant les familles lorsque la mort au travail survient. Partout dans le livre se ressent la « fracture entre le terrain et les bureaux. Entre le cadre et le laborieux ». Y compris au tribunal. Ce qui fait écrire à Éric Louis, qui dénonce une justice de classe, que « les tribunaux sont faits de pierre. Les femmes et les hommes qui les animent sont faits de failles. »
Aucun cordiste n’est resté indemne de cette histoire. Aucun lecteur d’Éric Louis non plus.
Audrey Demailly Minart