Des récits du travail/Urgences

Sacrée nuit

Nuit du 13 novembre 2015, hôpital de campagne, province – entre morts et vie.

C’était un vendredi. C’était sur ma grosse semaine, j’avais travaillé la nuit du lundi au mardi et j’enchainais ensuite les nuits jusqu’au lundi matin.

Ce soir-là on a un service assez lourd, avec pas mal de gens en soins palliatifs, et surtout une dame de 46 ans – un an de plus que moi –. Elle a un cancer du sein qui a métastasé, récidivant, enfin bon. Très anxieuse, elle a demandé à être hospitalisée car la prise en charge à domicile ne lui convenait pas. Elle a trois filles, la plus jeune de 9 ans, l’ainée de 20 ans, qui finit ses études d’infirmière, et une de 18 ans. Son mari est resté pour passer la nuit là. Elle est « a-réactive », c’est-à-dire qu’elle ne réagit pas aux stimulations, est incapable de parler.

Après les transmissions de début de service, on fait le tour des chambres. Je parle avec son mari : elle approche de la fin. Combien de temps tiendra-t-elle, je l’ignore mais je ne la trouve pas sensationnelle. Ensuite, en préparant les médicaments du service, je mets la radio et j’entends la nouvelle des attentats à Paris. Un peu choquées, avec ma collègue on allume la télé. Sur Facebook, je vois un de mes amis qui me dit qu’il entend des coups de feu ! Je prends des nouvelles des gens que je connais à Paris.

©^Missi ^

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Puis on fait notre tour de minuit. Le mari de la dame regarde lui aussi les infos à la télé, assis dans un fauteuil, médusé. Du coup je lui parle de ça avant même de regarder sa femme. Quand je m’occupe d’elle, je vois que ça y est : elle est en train de mourir, elle fait des pauses respiratoires – les gens arrêtent de respirer à la fin et parfois ça peut être très, très long. Je préviens son époux et je reste avec eux. Elle est morte cinq ou dix minutes plus tard, sans reprendre connaissance. Plutôt ébranlés tous les deux, on prévient ses enfants. Avec ma collègue, on fait la toilette mortuaire, pour la rendre le mieux possible pour ses proches. Ça nous prend une bonne heure et demie. Après le départ de la famille, on se remet devant la télé pour voir où ça en est à Paris. Et, à 4 h, on entend la sonnerie.

Souvent, chez nous, les gens sonnent et se trompent parce qu’il y a le centre de médecine généraliste d’urgence juste à côté, qui est ouvert jusqu’à minuit. Eux, ils voient l’hôpital, ils arrivent chez nous, alors on les réoriente : « Non, c’est en face. » Mais là, je me suis dit, « 4 h du matin : ça ne peut pas être pour ça ». Je vais à la fenêtre et je vois un monsieur qui me dit : « Ma femme est en train d’accoucher ! » Ma première réaction est de lui dire : « Mais non ! On n’a pas de médecin ! » Ça a toujours été une de mes grandes peurs de me retrouver avec un truc comme ça, parce qu’un accouchement, je n’en ai jamais vu. Je n’ai pas fait de stage en obstétrique quand j’étais élève. Ma seule expérience, ce sont mes propres accouchements, ce qui n’a rien à voir. Je lui dis donc d’aller à la maternité, mais il me répond que ce n’est pas possible, le travail est trop avancé. Je descends, et là je vois la dame dans la voiture. Elle est à l’avant sur le siège passager, nue à partir de la ceinture, les deux pieds sur le tableau de bord et elle pousse. Vision d’enfer !

À partir de ce moment-là, c’est comme si je suis deux. C’est-à-dire que dans ma tête ça va à une vitesse dingue : « Ça c’est bon, c’est pour toi Anne ! Elle va accoucher tu n’as pas le choix ! » Et de l’autre côté je raisonne : « Bon qu’est-ce que je fais ? » Elle n’est pas transportable, on n’a même pas de brancards, et puis je l’aurais mise où, de toute façon ? On ne peut pas la bouger, ça c’est impossible. J’appelle le SAMU, et en même temps je commence à discuter avec elle : « Quel âge vous avez ? C’est votre premier ? Il est prévu pour quand ? » Le SAMU me dit : « Bon écoutez, on va faire ça là, quand vous voyez la tête, vous nous rappelez. » Je refuse d’abord avec la panique dans laquelle je suis, mais ils me répondent que ça va aller : « Vous prenez des gants, des serviettes. » Je remonte dans le service, je suis tellement tourneboulée que je commence par prendre des gants de toilette avant de réaliser : « Mais qu’est-ce que je fais avec des gants de toilette ! Non, non, il me faut des gants, des gants quoi ! » Je redescends. Et curieusement je ne cours pas partout, je reste calme extérieurement, je fais même un peu d’humour genre « Ma pt’ite dame c’est que moi ça fait longtemps que je n’ai pas accouché ! » Mais en même temps je pense : « Mais au secours quoi, si ça se passe mal, si le bébé a un problème ? » Là je me dis que je ne supporterai pas, je veux bien accueillir le dernier souffle d’une dame qui est malade, et encore 46 ans j’étais bien secouée, mais je ne supporterai pas si c’est un nouveau-né qui meurt, je ne supporterai pas d’être responsable de ça.

Je fais enlever les sièges auto qui sont à l’arrière pour qu’on puisse reculer son siège à elle. Quand tu es sur une table d’accouchement, tu as les fesses au bord de la table. Là elle les a sur le siège – ils ont été prévoyants, ils avaient mis une serviette. Et puis j’attends. Je suis dans la voiture avec le mari qui est derrière, moi à l’avant, la lumière qui s’éteint toutes les deux minutes et qu’on rallume, heureusement on est sous un lampadaire donc on voit clair, et la dame qui pousse et qui crie. Moi je regarde entre ses jambes évidemment, et pas autre chose, et à un moment je me dis que quelque chose se passe et que c’est la tête qui arrive. Et la dame hurle à cause des contractions tout en gérant très bien, c’est son troisième, elle a 30 ans. Je rappelle alors le SAMU. « Bon ben alors vous mettez votre main, vous retenez le bébé parce qu’il ne faut pas qu’il sorte d’un coup pour ne pas déchirer la mère. » Tout en pensant « Mais c’est dingue il y a un bébé qui arrive ! », je fais comme ils m’ont dit : je mets ma main et je retiens doucement la tête. Le SAMU a appelé une équipe mobile de pompiers et je n’ai qu’une hâte, c’est qu’ils arrivent. La tête est toute sortie vers le bas, un peu sur le fauteuil forcément. Pendant tout ce temps je reste en ligne avec le SAMU, mais avec la femme qui souffre et qui hurle, j’entends mal le médecin. Il est en train de me dire : « Bon, maintenant pour l’épaule, il va falloir le tourner. » et je ne vois pas du tout comment faire. Enfin ma collègue me prévient que les pompiers sont là. Je pense « Alléluia ! » Mais comme une idiote j’avais bloqué la sécurité des portières, donc on est enfermés. Je ne sais pas comment ouvrir, en plus je n’y connais rien en voiture moderne et c’est la dame qui en poussant se relève d’un coup et appuie sur le bouton ! Un pompier arrive et je lui dis : « S’il vous plait prenez-le ! »Il me remplace et pffout, le bébé sort, et hop, c’est fait. Une petite fille. Moi je hurle plus fort que la dame, en criant « Bravo, bravo, bravo !!! » Ensuite je suis restée avec le papa, on est tous les deux tremblants, sous le choc.

Il est bien 5 h du matin. C’est une des premières nuits fraiches de la saison, il a fait bon jusque là mais cette nuit, la météo a changé. Les pompiers ont chauffé le camion, craignant que le bébé ne prenne froid. Ils clampent [1] la maman et après avoir eu du mal à la sortir de la voiture, ils la mettent dans le camion où elle fait la délivrance du placenta. Et ils l’ont emmenée. Et puis moi je suis allée faire mon tour des chambres.

Enfin, je me suis sentie bien seule quand même. Sacrée nuit.

Anne
Propos recueillis et mis en texte par Antoinette Bois de Chesne

[1] Clamper : pincer les vaisseaux avec un instrument chirurgical pour stopper une hémorragie.


Sacrée nuit, mais qui est passée quasiment inaperçue dans l’hôpital… Anne présente son contexte de travail et son parcours dans cet autre texte : « Hôpital de campagne ».