Des récits du travail

Hôpital de campagne

Mon hôpital est petit, c’est à la campagne, il est rattaché à la maison de retraite. Il y a un service de médecine, des soins de suite (des convalescences après des interventions comme des prothèses de hanches) avec trente-quatre lits, et un cantou (un service dédié aux personnes démentes et déambulantes) de quinze lits. On fait de plus en plus de soins palliatifs : ce sont des gens qui arrivent en bout de course, entre 70 et 90 ans. Je travaille de 21 h à 7 h. Je suis alors la seule infirmière de tout l’établissement, avec cinq aides-soignantes dont une qui est avec moi en médecine toute la nuit. Ça crée une responsabilité médicale plus importante. D’un autre côté je fais beaucoup de nursing, le travail d’aide-soignante aussi, pipi-caca je fais ça toute la nuit, ce qui crée un décalage assez énorme avec l’aspect du soin médical qui est avant tout mon métier.

©kev-shine

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Nous sommes toutes seules, il n’y a pas de praticien hospitalier sur place, seulement un médecin de garde que je peux appeler. Ça, ça ne me plait pas du tout : ce sont des médecins traitants qui interviennent à l’hôpital, des généralistes qui ont leurs cabinets et qui ont deux ou trois patients à l’hôpital et qui leur facturent leur visite, ce qui crée une forme de clientélisme alors que c’est un hôpital public. Le suivi n’est pas bien fait, les filles – surtout de jours – se retrouvent à faire un travail administratif monstrueux, elles maternent les médecins. Ce n’est pas comme s’il y avait un praticien salarié de l’hôpital, présent toute la semaine. Parfois il y a des gens qui arrivent et qui ne sont pas vus avant le lendemain, voire le surlendemain – on a eu un épisode récemment, d’ailleurs le monsieur est mort. Il y a beaucoup d’hôpitaux qui fonctionnent comme ça. Je ne connaissais pas ce type d’organisation, venant de l’assistance publique à Paris, donc une organisation très hiérarchisée mais très efficace, et là, on n’a rien de tout ça et moi ça ne me plait pas. Quand je dois appeler les médecins la nuit, je me demande toujours : est-ce que je les réveille ? Est-ce que ça vaut le coup ? Ça me met un poids sur les épaules. Est-ce que je vais le déranger, est-ce que je vais pouvoir gérer ? D’ailleurs, des fois je les appelle et ils ne répondent pas ! Là je fais quoi ? Il y a toujours le SAMU à appeler, mais si j’ai quelqu’un en fin de vie je n’ai pas envie spécialement qu’il meure dans l’ambulance en allant au CHU.

Travailler la nuit, c’est quelque chose de particulier avec des conséquences physiologiques assez lourdes sur le long terme. Ça entre dans le cadre de la pénibilité du travail, c’est pour ça qu’on est à 32,5 h de travail et non à 35 h – et avant à 37 et non à 39 h. Des études ont été faites sur les effets physiologiques du travail de nuit. Quelqu’un qui fait toute sa carrière de nuit perd en moyenne sept ans de vie, ce qui est énorme. Les femmes qui travaillent de nuit font plus de cancer du sein que les autres parce que ce sont des cancers hormonaux. La production d’hormones étant liée au rythme diurne et nocturne, le cycle est bouleversé puisqu’au moment où on devrait en fabriquer, on est réveillée. Dans cette profession, nous avons un manque de sommeil chronique. Je suis de nuit depuis quatre ans et demi. Les deux premières années, je dormais très bien et puis ça s’est dégradé, je dors de moins en moins, mon maximum est de cinq heures de sommeil comme les filles qui font ce travail depuis vingt ans. Au début on ne s’en rend pas compte. Peu à peu, on n’a plus envie de voir les gens, plus envie d’avoir du monde chez soi. Et si par miracle j’ai réussi à dormir sept heures, je réalise à quel point l’énergie est là et que c’est ce qui me manque tous les jours.

Côté énergie justement, la nuit du 13 novembre m’a terrassée (cf. « Sacrée nuit ») : l’horreur des évènements de Paris, la naissance de cette petite fille quatre heures après la mort de cette femme. J’ai mis un ou deux mois à m’en remettre. Après en avoir parlé aux filles de jour le lendemain, je n’ai plus eu de nouvelles de personne. Personne ne m’en a reparlé, ni la famille, ni ma surveillante, ni mes collègues. Aucune nouvelle de ma hiérarchie, aucune jusqu’à ce jour, trois mois plus tard. C’est comme si je l’avais rêvée, cette nuit. Ce qui était pour moi un évènement incroyable dans ma vie aussi bien professionnelle que personnelle, dont je me souviendrai toujours, ça l’était pour personne d’autre. Et ça, ça m’a scotchée.

Pour moi, la cadre directe est quelqu’un qui est là pour défendre son service, pour avoir le mieux dans son service, pour son personnel. Bien sûr, c’est une place difficile, coincée entre la direction hospitalière, les questions de budget, le fonctionnement et le personnel. Mais non. Plus maintenant. On a l’impression que c’est le contraire, que les cadres sont contre nous. D’ailleurs, quand j’ai enfin eu ma cadre au téléphone, c’était à propos d’un courrier d’un patient pour une bêtise, un type qui écrit tout le temps pour se plaindre, à propos d’un mouchoir ou je ne sais quoi. Je lui ai dit : « Tu m’appelles pour ça alors que quand j’accouche toute seule à 4 h du matin sur le parking, tu ne me fais même pas signe ? » Elle m’a répondu qu’elle avait appris ça et qu’elle contente pour moi ! « Parce que tu crois que j’étais contente moi ? Tu ne m’appelles plus pour des trucs comme ça. Parce que, s’il y avait eu un problème, si le bébé était mort, là j’aurais entendu parler de toi. »

J’aurais aimé que ma surveillante m’appelle, même pas ma directrice, ma surveillante directe, pour me dire qu’elle avait appris ce qui c’était passé, qu’elle me demande comment j’allais. Même pas pour me féliciter, je n’ai jamais fait que ce que tout le monde aurait fait dans ces circonstances, un papa qui accouche seul sa femme à la maison, c’est ce qu’il fait, donc je n’ai rien fait de plus. Sauf que moi j’étais au travail en même temps, donc j’avais le reste à gérer, j’ai dû finir mon weekend de travail, les deux nuits suivantes. Un mois plus tard il y a eu un article dans le journal, sur le pompier qui avait soi-disant mis au monde cette petite fille, qui avait une médaille. Je me suis dit que moi je n’avais même pas de reconnaissance. Aucune.

Avant on n’écoutait peut-être pas le patient mais maintenant, nous, on ne nous écoute pas du tout. Avant, il y a dix ans, on nous reconnaissait une valeur mais elle a disparu.

À côté de ça se développe un politiquement correct. On nous soule avec la « bientraitance » – puisqu’on n’a même plus le droit de dire « maltraitance » –, mais il y a un abime entre le discours et la réalité. Il a été imposé à tout l’hôpital de faire une formation sur le raisonnement clinique – comment bien traiter les gens –, mais dans le même temps on a retiré du personnel. Donc les filles ce n’est pas dix toilettes qu’elles font, c’est quinze. Quand tu fais les toilettes au pas de course, tu maltraites les gens, forcément ! On t’oblige à faire des choses pour que tu sois bien traitant, mais la direction te maltraite.

Pour moi, l’hôpital, c’est un travail d’équipe. Une solidarité est nécessaire puisque de toute façon on récupère toujours le boulot de l’autre. Notre travail, c’est le travail de l’autre aussi ! Il y a une continuité logique. Mais les relations se sont dégradées. Entre le personnel et la hiérarchie, il y a maintenant un vrai mur. Et même entre l’équipe de jour et l’équipe de nuit, il n’y a plus de communication. Ils ont construit une nouvelle pharmacie : l’équipe de nuit n’a pas eu les nouveaux codes. J’ai une collègue qui a accouché : avant on mettait en commun pour faire un cadeau, saluer la chose. L’équipe de jour s’en est occupée, mais nous, on ne nous en a pas parlé. En réalité il n’y plus d’équipe.

Nous, nous sommes invisibles. On vieillit vite dans le travail, et il faut travailler de plus en plus longtemps, et tout ça me met en grande colère. Je pense que je vais me syndiquer, il y a trop de choses qui ne vont plus.

L’autre jour je leur ai dit que si un jour on ne venait pas, ils ne s’en rendraient même pas compte puisqu’on est déjà des fantômes.

Anne
Propos recueillis et mis en texte par Antoinette Bois de Chesne


Devenir infirmière

Je suis devenue infirmière par hasard. J’ai été mauvaise élève toute ma vie, c’est-à-dire que, dans le travail ou à l’école, c’est pareil : ce n’est pas tellement ce que je fais la question, c’est avec qui je le fais et dans quelle ambiance je le fais. Je n’ai jamais eu d’ambition professionnelle claire. J’aimais faire plein de choses, j’aimais lire, j’aimais le cinéma, j’aimais rencontrer des gens, mais je ne pouvais pas gagner ma vie avec ça. Et puis je viens d’un milieu prolétarien, mon père travaillait à l’usine, donc il fallait gagner sa vie. Après être partie un an de chez moi, ma mère m’a dit : « Pourquoi tu n’essaierais pas le concours d’infirmière ? » Je n’avais jamais mis les pieds dans un hôpital, et je me suis demandé alors en quoi consistait ce métier. Tu n’es pas assis à un bureau, tu rencontres des gens dans des conditions particulières et je me suis dit, oui, ça me convient. J’ai passé deux concours à Paris, la Fonction Publique et la Croix Rouge. J’ai été prise aux deux, et hop, je me suis lancée là-dedans. J’ai mis pour la première fois les pieds dans un hôpital en faisant mon premier stage ! L’intérêt, c’est que j’y suis allée sans idées préconçues, ce n’était pas pour moi comme pour beaucoup de jeunes filles un idéal à atteindre, un rêve d’enfance. Comme je n’avais jamais pensé à ça, j’ai pris les choses comme elles venaient. La première année a été géniale. J’étais en position d’apprendre des choses sur le corps humain qui m’intéressaient, j’étais assez fière de moi d’être infirmière, j’étais assez fière de ce métier, j’avais un uniforme, j’étais reconnaissable et le métier lui-même me plaisait parce que je suis assez empathique comme fille : le sort des autres m’intéresse et c’était une façon de pratiquer tout en ayant une connaissance, en ayant une maitrise des choses. Voilà comment j’ai commencé à Paris à 24 ans.

Anne