Dire le travail en temps de confinement

Poupées gigognes

Cécile est professeure d’éducation physique et sportive en collège. Après ce premier texte sur le début de son confinement, quelques réflexions au soir du quatorzième jour « sans école », au fil des nuits agitées, des errances devant l’ordi, des prises au piège de la toile…

Ressentir comme un emboîtement de poupées gigognes qui vivraient chacune différentes réalités.

La pandémie planétaire. Au même moment, tous les peuples touchés, toutes les sociétés à l’arrêt, tous les êtres mis en suspens par un virus.

La nature. Libérée de nombreux nuisibles, elle écoute le rythme du printemps.

Le chaos. Dans les hôpitaux, avec la détresse des malades, le surmenage des soignants.

La vie quotidienne de certaines familles, serrées dans leur appartement, les cris, les rires sûrement.

Les préconisations ministérielles de continuité, notre acharnement pour continuer à faire école sans école.

Mon rythme, ordi, info, douche, ordi, info, repas, ordi, repas, ordi, info.

Mon état intérieur fait d’oscillations en fonction de la poupée observée…

Enfermés dans toutes ces poupées, quelques observations, paradoxes et autres nœuds à dénouer.

Envier un espace-temps pour investir d’autres lectures, m’intéresser différemment aux autres activités des élèves, regarder les oiseaux, vivre dans une forme de continuité avec ce qui m’entoure… Et me voir en panique, faire le constat de ma rupture numérique, de l’urgence de me coller aux tutos, de l’urgence de trouver une urgence…

Continuer à faire la même chose en plus et en mieux, sans école… Et faire le constat d’une rupture qui pourrait requestionner les apprentissages et la place de l’école.

Observer combien le travail à la maison repose sur des compétences implicites trop souvent négligées dans l’enseignement ordinaire… Et constater les compétences sociales, d’autonomie familiale, de débrouillardise, qui doivent s’exprimer lors de ce confinement et bien avant, dans de nombreuses familles, qui ne sont et ne seront pas reconnues par le système scolaire.

Observer Ibrahim qui décroche totalement. Pas d’ordi, pas de suivi, pas la langue. Les profs s’accrochent, envois postaux, fichiers audios. Pour lui, pour eux, ce sera autrement. Suivre Mathis qui s’envole. Le groupe est loin, le chahut également. Les propositions de travail affluent, et ça lui va bien. J’ai lu sa nouvelle « la clé de l’existence », un voyage, en trois pages, sous la plume d’un adolescent. Encourager Inès qui contre toute attente raccroche. Les profs sont loin, sa mère plus proche. On ne lui demande ni de « participer », ni d’enlever sa « banane et son blouson ». Quelqu’un est là, dans le salon, pour expliquer la leçon. Écouter les morceaux de musique enregistrés par Julie qui s’éclate avec logiciels et instruments. Échanger avec le papa. Une proposition pour récupérer des ordis de son boulot, en faire bénéficier d’autres enfants. Entendre le soulagement de Gabrielle, après trois semaines, elle vient de récupérer ledit écran… Reste la connexion, l’impression, la compréhension, la mise en action. Ce sera toute seule, et en partie pendant les vacances. Confinée dans un appartement, elle aura le temps… dit-on.

Tester sur moi l’impact émotionnel que peut générer cet ensemble de règles mouvantes à propos du confinement, dont je ne parviens pas toujours à saisir la cohérence… Et imaginer ce que peuvent parfois vivre certains élèves, baignés dans des règles aux sources variées, dont le sens collectif parfois leur échappe.

Observer les débats sur les diplômes. Garder des rituels et… maintenir une égalité. Craindre la rupture de tendre vers une évaluation continue et… craindre la continuité des procédures qui pourraient mener à la rupture. Donner la même chance à tous et… continuer à trier. S’agripper et… relativiser.

Expérimenter ce jeu d’équilibriste entre l’appel à la maturité, à l’esprit d’initiative, à la créativité… Et l’appel à l’obéissance civique, au respect des strates de la pyramide, pour une nation unie et un peu plus contrôlée.

Imaginer le jeu d’équilibriste des élèves, coincés quotidiennement, avec peu de marge de manœuvre, dans ces mêmes injonctions.

Constater, qu’après deux semaines de cette drôle de parenthèse, ce sont bien les rencontres, les sourires, qui manquent. Je vais essayer de mettre toutes mes poupées en cercle, permettre à chacune de s’exprimer, faire un peu se rencontrer ces réalités.

Cécile, professeure d’EPS

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