Journal d’une bedworkeuse

Journal d’une bedworkeuse – épisode 40

Mardi 21 avril

Je prends conscience avec effroi que le confinement a atteint la quarantaine. Enfin, pas exactement ! Il a officiellement commencé quatre jours après que j’ai commencé mon journal. Mais nous y serons très bientôt. N’est-il pas temps que nous soyons autorisés à regagner nos familles, nos activités ? Je pense déjà au dernier jour où j’écrirai ton dernier mot dans ton dernier épisode, journal. Le 10 mai, je te dirai non pas au revoir, mais adieu. Si je te reprends, ce sera juste pour te faire beau, mais pas pour te faire grandir.

La fatigue est là, mais peut-être un peu moins ravageuse. Pour l’instant. J’ai vu sur le site de Mediapart que l’article que j’avais envoyé aux Ateliers Travail et Démocratie avait été publié. Je sacrifie au rituel consistant à faire parler de soi sur les réseaux sociaux, passage obligé pour une toute petite entrepreneure désireuse de se faire connaitre.

La fatigue est un peu rentrée dans le rang, mais les petits maux du confinement se font sentir : une douleur dans le nerf sciatique gauche, toujours latente, vient de « se lâcher ». Elle était apparue lorsque je préparais ma thèse et que je passais beaucoup de temps dans mon bureau de l’époque, assise devant mon ordinateur à taper les plus de mille pages de ma gigantesque entreprise. Elle ne m’avait plus quittée depuis lors, mais était parfois contenue, sourde, tapie. Je l’avais apprivoisée et je savais comment la faire taire. Jusqu’au confinement. Je suis de nouveau trop souvent assise. Et ça plaide pour moins de travail (classique) et plus de travail (domestique).

Quant à ma douleur sous le pied, due celle-là à une marche prolongée sans semelles à l’intérieur de la maison, je dois prendre encore une fois mon mal en patience : la podologue ne peut pas me recevoir, n’assurant que les urgences. Elle m’a conseillé de faire rouler une balle de tennis le long de la plante du pied. Pratique quand précisément on a besoin de quitter la station assise.

Je n’ai toujours pas travaillé sur l’entretien biographique de Marie-Anne. C’est ma priorité sinon j’aurai tout oublié. Il est 6 h 38. Le jour se lève sur la mer dans un dégradé de rose légèrement saumoné. Le drapeau qui indique l’entrée de la plage ne sert plus désormais qu’aux mouettes et aux goélands. Mais il me donne encore le sens du vent : aujourd’hui il flotte du sud vers le nord. Il fera moins frais.

Stéphane partant rendre visite à sa mère, noyée dans des tracasseries administratives, c’est la première fois depuis cinq semaines que je suis seule à la maison pour la journée. Et je trouve ça chouette. Je m’organise autrement, pas seulement parce qu’il est absent, mais aussi parce que ma sciatique me fait mal : je me lève beaucoup plus tôt, pars faire des courses à 10 h, me confectionne un flan de courgette (ce que Stéphane n’aime pas), je déjeune dans le jardin (ce à quoi il rechigne souvent : « il fait froid », « il fait chaud », « il y a trop de vent », « la table est sale ») et je sors faire ma promenade quotidienne beaucoup plus tôt qu’à l’ordinaire.

Bien qu’étant allée au supermarché le matin même, je lui rends une seconde visite, espérant trouver l’eau de Javel manquante et la Maïzena oubliée. Un coup pour rien ! Le désinfectant n’est pas revenu, la farine n’a peut-être jamais été là. J’en profite pour acheter un diffuseur à savon dans lequel je viderai la bouteille de gel hydroalcoolique trouvée le matin à la pharmacie. Je commence à préparer ma sortie : les masques sont commandés, le gel vient d’arriver, les gants de ménage sont stockés. J’éditerai l’imprimé d’immatriculation de mon entreprise dans la catégorie Services personnels pour justifier de mes déplacements.

J’ai également le plaisir de recevoir deux colis et de réceptionner la déclaration de revenus préremplie de Stéphane. Enfin un facteur qui s’arrête devant la maison et, surtout, qui dépose du courrier ! Mon deuxième album photo sur le confinement est nettement plus réussi que le premier : je l’ai payé moins cher et il est de meilleure qualité. Je m’en souviendrai. Un vêtement est arrivé, auquel est joint gratuitement un jeu de société pour mon petit-fils lorsqu’il viendra passer quelques jours avec nous. En réalité, j’ai acheté le chemisier dans le but d’obtenir le lot gratuit. Ce qui était espéré par le magasin. La surconsommation est à l’œuvre et je m’y prête en toute conscience.

Je travaille (enfin) sur l’entretien de Marie-Anne, suspends l’écriture à la fin de l’enfance. J’attaquerai l’adolescence plus tard. Mais avant cela, je m’installe pour réaliser l’interview d’Aurélien, ouvrier chez Peugeot-Citroën, qui se prête volontiers au recueil de récits pour Dire Le Travail. Il a davantage de recul sur le confinement que n’en avaient mes premiers témoins, a connu le maintien au travail, le retour à la maison et, désormais, la préparation à la reprise. Pendant l’entretien, je reçois un appel de la clinique pour mon IRM cardiaque : le rendez-vous est fixé au… 21 juillet.

Trois mois tout ronds.

Corinne Le Bars, écrivain public et biographe

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