À propos de Quand les plantes n’en font qu’à leur tête – Concevoir un monde sans production ni économie. Dusan Kasic, La Découverte, 2022.
Est-ce que les plantes travaillent ? En tout cas, elles n’en parlent pas… Mais quand on tend le micro à celles et ceux qui les cultivent, on entend des propos inattendus, voire incongrus : elles n’y mettent pas toujours du leur ; elles ne sont pas trop d’attaque ce matin ; parfois il faut savoir les cajoler, ou bien les gronder, ou les féliciter, et ça marche. On pourrait évacuer la question en classant ce type de discours dans la catégorie plutôt péjorative « anthropomorphisme » : ça ne vaut guère plus qu’un propos d’enfants qualifiant de méchante la table contre laquelle il s’est cogné, ou des diatribes contre un logiciel récalcitrant par un télétravailleur un peu impatient. Dusan Kazic a choisi de les prendre au sérieux, et d’en faire même les matériaux d’enquête de sa thèse d’anthropologie.
Ce livre est issu de son travail, et s’appuie donc sur des références et des réflexions théoriques ambitieuses, tout en les insérant dans un récit au long cours qui le rend à la fois très accessible et stimulant. Par choix épistémologique, mais aussi simplement par considération pour ses interlocuteurs, il donne une large place aux récits de travail. Ses méthodes d’enquête ethnographique résonnent fortement pour nous : de longs entretiens avec des professionnels, qui constituent la matière d’un récit. Il a souvent besoin de faire oublier sa casquette universitaire, et s’efforce de mettre la main à la pâte, en constatant que la journée passée côte à côte à sarcler des carottes ou à arracher des adventices facilite la parole, rend plus crédible la curiosité du travail de l’autre, ou donne simplement des occasions de parler de tout et de rien, et de laisser survenir une certaine parole sur le travail en cours d’accomplissement. Il parvient ainsi à faire expliciter ce qui relève souvent du seul discours intérieur. On partage rarement, même entre collègues, même avec ses proches, ses ruminations dans ses rapports au quotidien à des plantes. On ne se vante pas en société de bavarder avec ses tomates ou les chardons qui envahissent les planches. Les plus convaincus, et audacieux, qui assument ce rapport au singulier au règne végétal, osent parfois en faire part dans des colloques d’agronomes : d’où des échanges croustillants, rapportés ici, confrontation de deux rapports au monde. L’auteur prend en charge lui-même, et plutôt avec bonheur, la narration du travail qu’il a pu observer, de ce que lui en ont dit ses interlocuteurs, en se contentant de quelques citations à l’appui de son récit. On aurait envie de voir ce que ça donnerait avec l’approche méthodologique de notre coopérative : que le rédacteur assume de s’effacer derrière les propos du professionnel, en se limitant au travail de mise en forme pour passer de l’entretien oral à un récit écrit. C’est en tout cas la partie la plus convaincante du livre : des récits de travail, au sens fort du terme, c’est-à-dire toujours à la fois singuliers et universels. Ce que disent les professionnels de leur rapport aux plantes qu’ils cultivent est toujours d’abord marqué par leur contexte de travail : le type de plantes, les techniques agricoles utilisées, leurs choix agronomiques, et puis leur formation, leur parcours, et encore leur personnalité, leurs convictions. Mais chacun, à sa façon, nous dit quelque chose qui nous touche parce qu’il parle de notre monde, de la façon dont on le cultive et l’habite, de la façon dont on en tire notre subsistance.
Ce livre est aussi un récit de travail de l’anthropologue en herbe, dans tous les sens de l’expression. L’auteur nous raconte l’évolution de son travail de thésard, ses premières problématiques, ses réorientations à partir de ces premiers résultats d’enquête, ou encore un rendez-vous décisif dans son élaboration intellectuelle avec sa directrice de thèse. Il se met également en scène dans ses contacts avec les agriculteurs, bottes aux pieds et carnet en main, dans ses échanges avec des ingénieurs de l’INRA, dans ses nuits blanches à ruminer ses problèmes professionnels. Il est toujours intéressant de découvrir ainsi un travail, en l’occurrence à dominante intellectuelle. Les idées ne tombent pas du ciel, elles se forgent au gré du quotidien de celui qui les élabore. Ouvrir ainsi la porte de son laboratoire crédibilise le propos, parce que le lecteur peut accompagner l’auteur dans l’évolution de ses réflexions. Mais il le relativise aussi : s’il avait rencontré d’autres interlocuteurs, s’il avait eu une autre directrice de thèse, aura-t-il abouti à d’autres résultats ?
C’est que ce livre, riche de cette diversité, est aussi porteur d’une thèse, au sens fort d’une construction théorique sur la société humaine. Elle est même particulièrement ambitieuse puisqu’il s’agit, comme indiqué dans un sous-titre un peu mystérieux à priori, de « concevoir un monde sans production ni économie ». Ces développements savants m’ont paru moins convaincants : « L’art de raconter des histoires veut dire fabriquer la réalité, une vérité située, incarnée, réelle. » Ben non, c’est le travail qui contribue à fabriquer la réalité, en composant avec l’existant, et les récits qu’on en fait ne sont là que pour le soutenir. Excès d’enthousiasme du jeune chercheur confiant dans la capacité de ses récits à « animer le vivant » ? C’est déjà bien de chercher à comprendre et même transformer la réalité à partir de ce que disent de leur activité celles et ceux qui travaillent.
Patrice Bride