Ce matin quand je me suis levée j’ai vu la journée en champ libre.
Pas de rendez-vous, ni avec le Dauphiné Libéré (pas d’articles ou interview à faire), ni avec les impôts, ni avec les médecins, ni avec les associations. Pas d’écriture obligée, pas de courses dans les magasins, pas de séance d’atelier d’écriture à préparer (c’est déjà fait), pas de compte budget famille à établir, pas de ménage, pas de texte à apprendre pour le rôle du théâtre, pas de voiture à prendre pour des rendez-vous à l’extérieur.
Peut-être que je pourrai alors faire des exercices de qi gong, que j’ai commencé à apprendre. Peut-être que je pourrai prendre le temps d’une douche approfondie, puis d’une petite balade avec Zina, ma chienne Border, qui ne demande qu’à courir ? Peut-être que je pourrai m’allonger dans la véranda et lire au soleil ? Continuer à lire des romans, de Françoise Chandernagor ? Manger ? Très frugalement parce mon compagnon n’est pas là, et c’est moi qui devrai me faire à manger. D’habitude c’est lui, parce que moi, au moment où l’estomac se tord vers 13 h, je suis encore devant l’ordi en train de répondre aux mels ou de faire tout ce que je viens de lister et bien d’autres actions encore. Peut-être que je pourrai reprendre l’écriture de l’histoire de Rosalia ma mère et Louis mon père, que j’ai commencée au printemps ?
Donc une journée pas comme les autres puisque rien ne se dessine, aucune obligation sinon l’enterrement de la maman de Marie-Rose, cette après-midi.
Je fais une liste, comme chaque matin. Celle d’hier est déjà à moitié barrée. Je la complète.
9 h, après le café du matin. J’ai vu en me dirigeant vers la salle de bain qu’il fallait balayer dans la cuisine. Je l’ai inscrit sur la liste. J’ai pris une douche normale et pas élaborée comme je l’avais imaginée, J’ai vu qu’il fallait nettoyer le lavabo, je l’ai fait avant même de m’habiller. Toujours en passant, devant le poêle, j’ai vu qu’il fallait le vider et le nettoyer. Je suis allée chercher le produit sous l’évier. En levant les yeux, j’ai vu ce mur dégoulinant de trainées sombres, provoquées par des fuites de la cheminée. J’ai nettoyé ce mur à l’éponge, puisque j’y étais ! Sinon j’oublie. Et c’est si rapide à faire !
En voulant prendre un chiffon, toujours sous l’évier, j’ai dû faire de la charpie avec le long morceau de tissu qui s’est présenté. Autant le faire tout de suite, puisque j’en aurai besoin pour le poêle que j’ai laissé en plan dans le séjour là-bas de l’autre côté. C’est une corvée de mettre en charpie les chiffons. Il faut avoir de bons ciseaux. D’abord les chercher. Comme ils n’arrivent sous ma main, je morigène celui qui les a déplacés et je tente de déchirer le tissu à la main. Ça résiste. Donc il me faut les ciseaux, je cherche, me déplace dans la pièce d’à côté, je trouve. J’utilise la bonne méthode : marquer au ciseau la bande, puis déchirer à la main. Tout vient vite. Le bruit sec est jouissif. Je pense à ceux dont c’est le métier de récupérer les vieux vêtements pour en faire de la charpie. Peut-être ont-ils des machines ? Je répugne à utiliser du papier pour nettoyer, car le papier n’est pas biodégradable. Le chiffon un peu plus. Quoique ! Il faudra que j’y réfléchisse et m’informe sur la biodégradabilité des chiffons.
Je reviens au poêle, j’ai le produit, le chiffon. Je nettoie ainsi la faïence qui redevient verte et luisante. En fait, j’aime nettoyer en général, parce c’est tout de suite probant. Les résultats sont visibles. Je m’interdis d’aller plus loin, puisqu’aujourd’hui le ménage n’est par sur la liste.
J’aime faire des listes. Jamais finies, chaque jour complétées, renouvelées. Des listes aux lignes barrées. Le plaisir de barrer les tâches accomplies, le plaisir du travail fini, du contrat rempli.
Et c’est déjà midi, mais qu’ai-je fait de tout ce temps ? Alors que je n’en ai par assez !
J’ouvre ma messagerie. Je lis les titres, je classe, j’étiquète, je relis, je réponds à certains. Il est 13 h. Je me prépare une salade aux carottes râpées. Je mange, tout en parcourant le Dauphiné pour vérifier si mes articles envoyés les jours précédents sont parus. J’y tiens. C’est un engagement entre les villageois et moi. Quand ils me demandent de transmettre les résultats du foot, la Sainte Barbe des pompiers, le concours de belote, les spectacles et fêtes qu’ils organisent, les hommages à leur défunt, je ne peux les décevoir. Je vais les visiter, prends des photos, interviewe, enregistre et j’écris en rentrant. En général je pense à les avertir par texto le jour où l’article parait. C’est mon travail que je prends comme du militantisme. J’ai compris que le journal local papier, celui que l’on va prendre à la boulangerie ou dans sa boite aux lettres, construit et entretien un lien social indéfectible.
Ce que je préfère c’est quand je rencontre une personnalité du village, un Jean Cettier dit Nanou par exemple, 92 ans, en maison de retraite. Connu et reconnu de tous. Quand j’arrive pour l’interviewer il dit : « Attention je n’ai pas de mémoire » et il me parle de sa vie pendant une heure trente. J’enregistre. Moi, je dois sortir un papier de 1400 signes ! J’ai acquis et consolidé la compétence de synthèse.
Mon compagnon a reçu deux commandes par courrier. Comme convenu j’ai regardé ses mels. Après un bref entretien tel avec lui, il est convenu que je fasse le colis et que je l’envoie. Je n’aime pas trop faire ça. Il me faut chercher les produits sur les étagères du garage et dans un rangement qui n’est pas le mien. Les cartons sont lourds à déplacer. Heureusement que je connais les codes qui me permettent de déchiffrer sur les cartons.
Je suis à la retraite. À la retraite, je ne suis pas en retrait, je vis comme avant.
Il m’a fallu quatre ans avant de me « démettre » complètement de l’Éducation nationale. Les missions au rectorat jusqu’en juin dernier m’ont conduite vers les « équipes » d’établissement et leurs projets. J’ai fait des rapports, de l’ingénierie de formation, participé à des réunions. Certes, à mon rythme, comme je le voulais, comme me le permettait mon éloignement géographique. Depuis quelques mois, je n’ai plus ma carte à l’Éducation nationale, alors je multiplie les responsabilités dans les associations, je m’invente des tâches : montage d’ateliers d’écriture, mise en scène théâtrale, organisation de café-discussion, partenariat, même modeste, avec des coopératives. Je fais un nouveau métier : je suis « au service commercial » de l’entreprise de mon compagnon. J’ai même appris à refaire le site commercial, avec un vieux logiciel très complexe.
En sortant du garage je vois venir Michel qui passe me prendre pour aller à l’enterrement. Je ne m’y attendais pas. Suis contrainte. L’église est pleine de têtes chenues, et de jeunes femmes et hommes. Elle déborde même. Certains restent sur le parvis pendant l’homélie. Les « Ardéchois au cœur fidèle » viennent volontiers honorer leurs morts. Le village c’est encore une famille. On se connait et on pleure ensemble. Je me sens un peu intrus, illégitime. Mes gestes sont empreints de gêne. Avant l’issue de la cérémonie, je m’esquive. Je voulais juste embrasser Marie-Rose la fille de la défunte, avec qui je fais du théâtre.
Rentrée à la maison, je me prépare à aller faire courir Zina, ma chienne, dans les champs alentour. Mais Michel que j’avais perdu de vue dans la foule arrive. Je ne peux faire autrement que lui offrir une bière, même si je sais qu’il va ressasser les mêmes litanies sur sa vie de couple en complète dérive. Il boit, il parle, il boit… J’estime, je compte le temps perdu, in petto, et lui dis que je dois aller promener Zina avant la nuit : « Cette chienne a vraiment besoin de courir ».
« Tu as raison ». Nous nous quittons, non sans qu’il me laisse une petite affiche à réaliser sur l’ordinateur pour demain. C’est l’annonce des représentations théâtrales, à épingler dans la boulangerie. Je ferai cela tout à l’heure.
Il est 17 h. Je pars enfin munie de la balle et la raquette. Zina frétillante me devance. Sur le chemin, dans la décharge de gravats, à l’orée des champs, j’aperçois une multitude de plants de soucis orange, tout en fleur, qui ont repris racine après avoir été jetés là. On est le 20 novembre ! Les soucis fleurissent en mai. Les effets du réchauffement climatique ?
Quel gout de vivre ont ces plantes rustiques ! L’automne est flamboyant alors que d’habitude, le rougeoiement arrive la dernière semaine d’octobre.
Je tire sur le plant énorme de soucis et à ma surprise tout s’arrache très vite. Je rentre illico à la maison en le portant à bout de bras. Zina est déçue, on ne sera pas allé loin. Tant pis, il faut que je replante très vite. Il fait déjà sombre.
Je le fais en arrivant. La terre est meuble, tout est facile. Je creuse et pose délicatement le plant de soucis dans le creux que je viens de faire. Il me faut du compost à l’autre bout du jardin. Je pioche et recueille cette terre féconde qui s’est fabriquée au fil des mois et que je confectionne en prenant soin de l’aérer avec cette pioche si lourde. Je la sasse et repars vers le calendula prometteur que j’ai déniché.
Il fait nuit et je commence à écrire ce texte. Je reviens sur la messagerie de mon compagnon, j’ai quelques mels à envoyer à ses fournisseurs, en accompagnement des colis que j’ai faits ce matin. Il est 19 h. J’aurai passé quelque 5 heures sur l’écran et le reste du temps à espérer que j’aurai le temps pour faire ce que j’ai à faire. Mais que voulais-je faire de cette journée qui s’annonçait vide ?
Qu’ai-je fait d’autre, ce jour, sinon courir après le temps ? Craindre de ne pas l’avoir, qu’il m’échappe et qu’ainsi je ne pourrai accomplir toutes ces tâches écrites sur la liste le matin ?
Roxane Caty-Leslé
novembre 2014