Des échos des ateliers

L’atelier des textes

Ces textes ne sont pas des textes collectés mais des textes d’atelier.

Ils n’ont pas été écrits d’abord pour être publiés.

Ils sont venus sous la plume de chacun lors de séances différentes, suite à des propositions différentes. Ils ont été lus au groupe, repris une première fois.

Après six séances d’écriture, nous avons relu tous les textes et j’ai proposé que chacun envisage de « faire sortir » un texte pour Dire le Travail. Choix collectif, choix personnel, réécriture pour rendre ces textes lisibles hors atelier, sans trop de risque pour soi ou pour d’autres. L’accord s’est fait sur six textes :

De la première séance, une carte postale du travail : Le faisan

De la deuxième séance, normes au travail et coopération : Ici c’est comme ça

De la troisième séance, tenue de travail : Sueurs froides

De la quatrième séance, mon travail et celui des autres, anodin apparemment : Déjà en communication ; Fin de journée ? ; La salle d’attente.

Pas de texte de la cinquième séance, d’après photo. Pas non plus de la sixième, biographèmes. Trop chaud. Ou trop personnel.

Sylvie F., 21 juin 2017

Le faisan

Ce matin-là, je suis dans une salle de classe, avec sans doute plus de vingt-cinq adolescents des campagnes environnantes. Nous sommes au début des années 80, j’ai vingt-six ans. C’est l’automne. Il fait frais. L’intérêt des enfants est-il éveillé ? Il est entre 8 h 30 et 9 h. Un coup de feu retentit au loin. La chasse est ouverte. Un faisan tombe du ciel à l’orée du bois tout proche. Je ne peux m’empêcher de dire : « Un faisan vient de tomber ! Là ! » Un garçon, fort, joufflu, fâché avec l’école :

« Je peux aller le chercher, Madame ?

— Oui, vas-y ! Le chasseur le cherche. Il ne le trouvera pas ! »

Je tiens ma revanche. Je jubile. Je vis l’espièglerie. Ils sont tous mes complices.

Le garçon a couru, est revenu, tenant l’oiseau mort par les pattes. Nous l’admirons. Il est magnifique, c’est un mâle aux couleurs merveilleuses. Je suis contente pour lui de cette farce faite à son assassin. Le garçon est ravi, et fier de la mission que je lui ai confiée.

« Qu’est-ce qu’on en fait, M’dame ?

—… Apporte-le au cuisinier. »

Il parait que celui-ci fut content. Et je n’en entendis plus parler.

Christine

Ici, c’est comme ça

Tu fais ranger les élèves deux par deux dans le couloir, corrigeant ceux qui n’ont pas de partenaire. Cela les impressionne, apparemment : ils se taisent. Tu les invites à entrer dans ta salle de classe, et nous nous saluons sur le pas de la porte, nous renvoyant eux et nous des « bonjour » d’un niveau sonore modeste ; puis nous pénétrons, toi et moi, après les derniers élèves du rang, dans cette pièce pleine de bazar.

Je suis professeur de lettres, et toi, d’arts plastiques. Nous devons intervenir ensemble pendant une série de séances qui sont destinées à sauver le latin dans notre collège. Je suis bien d’accord sur le but, mais allons-nous nous entendre sur la forme ?…

Les tables sont hautes, couvertes de plastique blanc bien abimé, taché, et disposées en U. Les gamins sont debout à côté des tabourets. Derrière eux, des étagères cachées par de vieux rideaux à fleurs. Sur les étagères, des cartons de toutes sortes, du fil de fer, des tubes, des tissus, des matériaux et objets divers. Au milieu de la salle, une grande table de dix mètres de long, sur laquelle se côtoient des pots pleins de feutres, de crayons de couleur, de ciseaux, et sous laquelle sont rangées sur des rayonnages de grandes feuilles de tous les coloris possibles. Ton bureau et les tables qui entourent le tableau sont envahis d’un fatras indescriptible.

Tu les invites à s’assoir en les nommant un par un de ta voix douce et enjôleuse. Puis tu leur parles comme s’ils avaient quatre ans, avec un sourire mielleux qui se veut bienveillant. Condescendance hypocrite qui signifie « Vous pouvez dire tout ce que vous voulez, mes petits chéris. » Mais je ne ressens pas d’amour véritable dans ce ton. C’est un formatage professionnel.

Tu expliques ce qu’ils vont devoir faire, ils n’écoutent pas, cela ne semble pas te déranger.

Christine

Sueurs froides

Il avait pris sa troisième douche de la journée et pourtant il transpirait déjà dans son costume sombre. Malgré les fenêtres fermées et les persiennes baissées, la chaleur était étouffante dans le petit appartement.

Face au miroir il ajusta sa cravate en repensant au courrier qu’il avait ouvert ce matin. En montant l’escalier, il s’était arrêté, surpris de lire qu’il avait été sélectionné pour un entretien avec M. Durand, directeur général. Il avait refermé la porte de l’appartement le sourire aux lèvres. Enfin il allait pouvoir se mettre en valeur. Il allait assurer. Cependant, peu à peu, le sourire avait disparu lorsqu’il avait réalisé que le rendez-vous était fixé pour l’après-midi même. L’angoisse était montée brutalement quand il avait réalisé qu’il n’était pas prêt. Mettre de l’ordre dans ses notes et dans ses idées, se mettre en condition, se raser. Et qu’allait-il se mettre ?

Le nœud de cravate enfin centré, il était maintenant rassuré. Il s’examina sous tous les angles. Ce menton volontaire, ce regard déterminé… À l’image du sportif avant la compétition il s’était préparé, entrainé. Il était prêt à en découdre.

Des gouttes de sueur commençaient à couler le long de ses tempes. Il étouffait. Il avait choisi ce costume de lin bleu pensant qu’il conviendrait mieux à cette chaleur. Il retira sa veste pour ne pas la froisser et renifla ses aisselles. Rien à signaler de ce côté-là.

Il relut une dernière fois ses notes, les rangea et regarda par la fenêtre le ciel désespérément bleu et les arbres qui s’obstinaient à ne pas remuer une seule feuille.

L’heure du départ approchant, il enfila sa veste et une dernière fois repassa devant le miroir. À 15 h, il sera devant M. Durand et il faudra qu’il soit à son avantage. Plus il se contemplait, plus il doutait. Cette cravate ne lui donnait-elle pas un air trop préparé ? Trop stéréotypé ? Et cette veste ! inévitablement il allait transpirer et décemment il ne pouvait arriver trempé de sueur.

Et puis, s’il enlevait la cravate, il aurait moins chaud et serait plus à l’aise, plus sûr de lui. La décontraction pouvait payer.

Et alors, il pourrait garder la veste. Mais décidément il aurait trop chaud. Donc pas de veste et on garde la cravate. Cela montrera plus de respect. Enlever le premier bouton et détendre le nœud de cravate. Pourquoi pas ? Mais la veste, qu’en faire ? La garder sur le bras ou carrément ne pas la prendre. L’angoisse était maintenant trop forte, il était dans le rouge.

Il inspira profondément, expira lentement, répéta la manœuvre plusieurs fois le temps que la tension retombe. Futur manageur, il devait assurer et surtout se décider. Il admit que c’était vraiment trop bête de stresser à ce point. Il fallait qu’il se sente à l’aise et donc éviter de trop transpirer. Il imaginait sa gêne si M. Durand ne voyait que les auréoles sur sa chemise.

Définitivement il vota pour la cravate sur la chemise à manches courtes et sans la veste.

Il allait fermer la porte puis se ravisa, revint dans sa chambre et prit la veste… si par hasard, il y avait la climatisation dans le bureau.

Didier L.

Déjà en communication

Nous sommes toutes les quatre assises sur des chaises colorées ; mais la vue sur le lac Léman, par la grande fenêtre exposée au nord, ne nous réchauffe pas vraiment en cette matinée hivernale.

Le rendez-vous de famille se passe dans le bureau du médecin, suffisamment vaste pour recevoir la mère avec sa fille que j’ai en suivi individuel, pour un important retard de langage. Elles sont originaires du Mali et sont arrivées de la région parisienne afin de s’installer dans nos montagnes.

La mère a gardé sa veste sur elle, alors que les nôtres sont accrochées au portemanteau. L’enfant se rapproche du bureau pour se saisir des crayons de couleur et dessiner sur une feuille, silencieuse, écoutant la conversation des adultes. Elle aurait pu s’intéresser à la maison de poupée dans le coin derrière elle, choisir un puzzle dans l’armoire, s’assoir à la petite table avec le boulier ou écrire sur le tableau mural ; mais la présence de ces adultes autour d’elle, à propos d’elle, l’inquiète et l’intrigue.

Le médecin responsable des soins au centre, prend la parole, elle s’adresse à la mère :

« Nous sommes là pour faire le point sur la prise en charge de votre enfant avec ma collègue orthophoniste. »

La mère, figée, acquiesce.

« Nous sommes en difficulté avec votre fille qui a besoin de venir consulter, mais qui manque beaucoup de séances, de manière discontinue… Comme aujourd’hui même où le rendez-vous a dû être reporté, en votre absence la semaine passée. »

La mère se justifie :

« Je n’ai pas reçu de courrier »

Le médecin insiste :

« Nous vous avons laissé un message sur le répondeur de votre téléphone. »

La mère cherche ses mots, hésitante :

« Mais il ne fonctionne plus je crois ; je ne peux pas les écouter. »

Dans cet échange entre la mère et le médecin, le malaise plane. Sur ma chaise, je me sens aussi petite que l’enfant. Alors le médecin pose la question qui nous préoccupe toutes les quatre :

« C’est embêtant… Comment peut-on communiquer ? »

Et l’échange peut commencer.

C. Cattet

Fin de journée ?

Il est 18 h, je rentre de mes suivis en famille, il me faut repasser au bureau, ranger mes affaires et enregistrer mes actes.

En arrivant, je constate que tous les bureaux sont éclairés. Contraste avec le parking sombre : la nuit est déjà tombée. Toute cette lumière vient me resituer dans le temps, on est bien jeudi, jour de ménage.

Je me retrouve devant la porte d’entrée, chargée, sac à main, sacoche avec mes dossiers, sac de supermarché coloré contenant des boites de jeux. Sans oublier la pochette du véhicule, les clés et mes lunettes qui me tombent sur le nez.

Je tire la poignée de la porte d’entrée, elle résiste, elle est fermée de l’intérieur. À travers cette grande porte vitrée, je tente d’apercevoir la femme de ménage. Rien !

Je n’aperçois que les portes des bureaux, grandes ouvertes, celles des toilettes également. Sous cette lumière, les murs jaunes si pâles d’habitude semblent plus vifs. Le fil de l’aspirateur serpente dans le couloir, il me confirme que la femme de ménage est bien présente et à l’œuvre, certainement dans un des bureaux du fond.

J’ajuste la clé dans la serrure, je pousse la lourde porte de l’épaule, un geste banal, quotidien, mais si contraignant en fin de journée.

L’odeur non désagréable du désinfectant vient me chatouiller les narines, le bruit de l’aspirateur, lui, par contre, vient m’achever. Je contourne le sac-poubelle, je me déplace sur la pointe des pieds, histoire de réduire mes empreintes sur le sol mouillé. Drôle d’organisation ce soir, on dirait qu’elle a modifié le sens des opérations, sol de l’entrée lavé avant les autres pièces, bizarre !

En rentrant dans mon bureau, je suis prise à la gorge par une odeur forte, qui me fait suffoquer. « C’est quoi cette nouveauté d’utiliser le déodorant des toilettes de partout ? »

Dans mon dos, j’entends alors un cri, suivi du bruit du manche de l’aspirateur qui tombe et heurte le coin de la porte.

Je me retourne et je tombe alors sur un visage effrayé, très vite je réalise que ce n’est pas la femme de ménage habituelle. Mon regard s’attarde sur cette nouvelle employée, sur ses vêtements, jupe longue, noire en flanelle, des mini boots, un pull de laine long, usagé. Ses cheveux sont attachés, elle est jeune, frêle, pâle.

Mes clignotants intérieurs se mettent en action, les hypothèses affluent, il y a des éléments qui ne trompent pas. Le script est lancé, mon imagination est débordante, le début d’un court métrage peut alors se construire. Le fil se déroule mot à mot…

Mon imagination est stoppée lorsqu’elle prend alors la parole : « Vous m’avez fait peur, je ne savais pas que quelqu’un allait arriver ! »

Je tente de lui expliquer ma présence, mais elle enchaine : « Je m’enferme toujours à clé lorsque je travaille seule, j’ai peur et ici je ne connais pas. »

« Désolée de vous avoir effrayé. », je lui réponds, mais elle continue : « On ne m’a pas prévenu qu’il y aurait quelqu’un, vous finissez à qu’elle heure normalement ? Jeudi dernier, vous n’étiez pas là ? »

Je hausse les sourcils, « Qu’est-ce qu’elle me raconte, j’étais où jeudi dernier ? »

C’est un interrogatoire ? Je sens naitre en moi une pointe d’agacement, il est 18 h 10, j’ai encore mes actes à rentrer sur le logiciel et cette jeune personne, campée devant ma porte, attend mes réponses. Elle n’a pas bougé du seuil, la preuve, elle ajoute ; « Et vous serez là jeudi prochain ? »

Phrases courtes, vocabulaire simple, léger accent que je n’arrive pas à rattacher à un pays, à une région, cela m’intrigue. La bonne distance, les codes sociaux ne semblent pas être de rigueur !

Mais, on ne se refait pas, de façon instinctive je décide de prendre sur moi, prendre le temps, le temps de la courtoisie, le temps de l’accueil, je fais ma voix douce et rassurante. La fragilité, la vulnérabilité ne m’agacent pas, elles me touchent. Ce jeudi à 18 h, il me faut prendre le temps, de la considération et de la relation. Je lui donne donc les détails de mon emploi du temps.

Elle reprendra son travail, reviendra sur le pas de ma porte une nouvelle fois.

« Puisque vous recevez des enfants en difficulté, vous auriez de la place pour mon fils ? » Elle poursuivra, « Il est tombé dans les escaliers lorsqu’il était petit, depuis il a du mal avec l’école. »

« Je suis allée voir au CMP, mais le médecin m’a répondu qu’il y avait beaucoup d’attente… »

Annick C.

La salle d’attente

Au Centre de psychothérapie, les portes insonorisées des quatre bureaux donnent sur un vaste hall dont le fond est occupé par la salle d’attente.

Il est 16 h 15. Je sors de mon bureau, je vais chercher Marc pour sa séance. Le hall est envahi par les cris d’un enfant et les odeurs des viennoiseries avec lesquelles une maman tente en vain de calmer son fils qui se roule par terre. Il doit avoir quatre ans, gesticule dans tous les sens, se débat si sa mère essaie de le retenir. Les coups de pieds renversent la table, les livres et les revues s’éparpillent. Chaos, désordre, impuissance, morceau vivant de ces troubles de comportement que nous autres « psys » tentons de contenir, de cerner, de comprendre et de faire évoluer jusqu’à une intégration acceptable dans la famille, l’école, la société.

Marc est là, impassible comme à son habitude. À mon arrivée il se lève, je le salue. Il est maintenant un jeune adolescent mais je l’ai connu tout enfant à l’hôpital de jour. Je demande à cette maman qui vient peut-être pour la première fois si je peux faire quelque chose. Débordée et lasse, elle me dit qu’elle attend la doctoresse mais ne demande rien. Je tente de la rassurer : « le Dr P va arriver » et je me dirige vers mon bureau où Marc me précède. Une fois de plus, cette collègue médecin compte sur moi pour répondre à ses patients en son absence. Dernière arrivée dans le centre, elle nous considère comme des subalternes et se permet toutes sortes de débordements : retard, fumée, familiarités.

Je ferme la porte de mon bureau. Marc est encore debout. Face à face il me dit : « Quand je pense que j’étais comme ça quand j’étais petit ! C’est vraiment difficile pour les parents ! » Confronté à cette scène de désordre, il manifeste une prise de conscience qui m’émeut. Quel chemin parcouru par lui depuis l’hôpital de jour, où il a été admis avec un diagnostic de trouble envahissant du développement à composante autistique, jusqu’à aujourd’hui où il peut exprimer de l’empathie non seulement pour la souffrance d’un enfant de quatre ans en crise, mais aussi pour les personnes qui en ont la charge. De plus, il partage avec moi des souvenirs qu’il peut maintenant inscrire dans un récit personnel de sa vie.

Il m’a vue dans une relation professionnelle avec d’autres personnes et je le vois sur le point de prendre son autonomie. L’espace protecteur de la relation thérapeutique dans ce lieu privilégié a fait son temps. Il prend son envol, je m’en réjouis et je réalise que mon espace professionnel mérite de s’ouvrir sur les espaces communs, la salle d’attente et ses scènes inattendues.

Sylvie Burnand