Manager et ménager

Constructeur de navires

Pour construire des paquebots géants, il faut faire travailler ensemble tellement d’hommes et de métiers différents que les meilleurs opérateurs et le plus abouti des plannings ne suffisent pas.

Mon métier est d’assurer la coordination des travaux pour tout ce qui concerne la machinerie des paquebots. Je suis responsable d’une partie de la zone où se trouvent les moteurs, la chaudière, les systèmes d’échappement et de ventilation, mais aussi les générateurs électriques avec les transformateurs, les citernes et tous les organes qui servent à purifier le fuel lourd, à traiter les eaux usées, à produire de l’eau douce, à climatiser, à incinérer les déchets et à dépolluer les fumées. Tout cela représente un ensemble complexe qui occupe la presque totalité des fonds du navire, soit 50 mètres sur les 350 mètres de longueur de coque.

Dans un premier temps, je passe une année à préparer le chantier, c’est-à-dire à suivre les études pour vérifier que les éléments seront montés au moment le plus propice, avec le maximum de facilité et au moindre cout. Ma deuxième fonction, pendant cette phase de préparation, est d’analyser chaque séquence de montage et de faire en sorte que le planning prenne bien en compte le volume des travaux dont je m’occupe. Puis, après avoir sélectionné les entreprises sous-traitantes, il me faut consacrer du temps à délimiter les prestations en les spécifiant sur un contrat, à les quantifier et à passer les commandes. Enfin, après une phase d’intégration des entreprises extérieures à STX, en hygiène et en sécurité notamment, les travaux sont lancés et je suis leur réalisation.

Pour la construction de paquebots, le cycle de fabrication n’est pas la semaine ou le mois, mais bien l’année. On n’est pas dans l’organisation d’un travail intensif comme ce serait le cas d’une usine qui fabriquerait des produits en série. En quelque sorte, les ouvriers et les agents de maitrise ne reproduiront les mêmes séquences de montage et les mêmes agencements que dans un an, sur le prochain navire. Le tuyauteur monte des tuyaux tous les jours, mais ce sont chaque fois des tuyaux différents, dans un environnement qui évolue depuis l’atelier jusqu’au navire à flot. Malgré tout, nos opérations sont standardisées et nos méthodes optimisées pour industrialiser le montage de la machine et être performant.

Au début, chaque local est une sorte de boite que l’on monte à l’envers. C’est le plafond, entouré de ses murs, qui nous sert de plancher. On loge là-dedans les canalisations et les réseaux avant de tout retourner et de souder les murs sur le sol en recouvrant les équipements qui auront été préalablement embarqués.

La boite est alors refermée avec le maximum de matériel à l’intérieur. Elle sera ensuite assemblée et connectée aux autres boites pour former dans un premier temps un « bloc » de 1 200 tonnes. Ce « bloc » sera alors manutentionné dans la cale sèche pour être assemblé aux autres « blocs » et ainsi réaliser l’ensemble des locaux qui composent le navire. Si le tuyauteur prend du retard, ou si le plan ne prévoit pas assez précisément l’emplacement de ses canalisations, les éléments de grande dimension sont quand même mis dans la boite et installés dans une position provisoire ; ce qui peut empêcher de réaliser le montage de quelque chose d’autre. Dans ce système de préfabrication et de pré-armement, mon rôle est donc de faire en sorte que toutes les séquences de montage se fassent au moment le plus opportun et de la manière la plus efficace. Sinon, il y a perte de temps et donc de compétitivité. Dans un secteur aussi concurrentiel que la construction navale, ce sont les futures commandes qui sont en jeu. Ma première préoccupation est donc de réussir à avoir les plans et la matière au bon moment.

J’ai beau vouloir être organisé et rigoureux, je sais que je ne réussirai pas à améliorer suffisamment notre compétitivité si je ne développe pas aussi les stratégies de montage et les outils. Pour la manutention, on avait par exemple l’habitude d’utiliser des grues sur pneus qui repartaient aussitôt la tâche accomplie. J’ai eu l’idée d’installer les mêmes grues de chantier qu’utilisent les maçons. Ce sont des grues qui se déploient à poste et qui sont très souples d’utilisation parce qu’elles disposent d’un grand rayon d’action. Mais optimiser les moyens de production n’est pas tout. Les études agissent aussi sur le « process » lui-même. On peut, par exemple, simplifier les circuits, limiter le nombre de vannes, prendre du plastique plutôt que de l’acier, chercher le meilleur cheminement pour diminuer le métré de tuyauteries. Une réduction du quantitatif se répercute aussitôt sur les couts.

Dans cette course à la compétitivité, le facteur humain joue à plein et à plusieurs niveaux. D’abord, il faut sélectionner les entreprises sous-traitantes en trouvant le meilleur compromis entre la compétence et le cout de la main-d’œuvre. Quand j’ai commencé à travailler aux chantiers navals, il y a vingt-cinq ans, la majeure partie du personnel appartenait à l’entreprise. Progressivement, au fur et à mesure que nous nous sommes recentrés sur nos activités cœur de métier et que nous avons externalisé les autres, on a employé de plus en plus de sous-traitants, jusqu’à avoir recours, depuis quelques années, à une sous-traitance européenne. Contrairement aux Allemands et aux Finlandais qui ont à leur frontière des Polonais, des Estoniens et des Lituaniens, et contrairement aux Italiens qui, eux, travaillent beaucoup avec les Roumains, nous n’avions pas l’habitude de travailler avec une main-d’œuvre étrangère. Étant donné qu’on a aujourd’hui du mal à trouver dans notre bassin industriel des compétences pour certains métiers, on doit faire appel à cette main-d’œuvre européenne spécialisée dans la construction navale, qui travaille avec tous les chantiers et qui emploie des personnes dont les qualifications professionnelles sont par ailleurs indéniables.

Dans un contexte de concurrence élevée entre les chantiers navals, il est vrai que le cout moindre de cette main-d’œuvre dans certains cas est un important facteur de compétitivité. Cependant, les entreprises qui viennent de ces pays n’ont pas la même façon d’aborder les sujets, de manager leurs équipes ou de travailler. Elles doivent s’aligner sur nos règles sociales et nos exigences techniques de préparation des travaux, de sécurité et d’anticipation des moyens, de façon à ce que les services connexes tels que le montage des échafaudages aient le temps de s’installer, de s’équiper et de coordonner les travaux. C’est d’autant plus une difficulté que, dans la construction navale, tous les métiers travaillent en même temps au même endroit et que l’entreprise qui n’arrive pas à anticiper ses besoins perturbe le travail des autres. Donc ça se parle au quotidien, ça s’organise. C’est ça mon travail et celui des responsables de chaque local.

Pour cadencer les travaux en faisant travailler ensemble tellement de métiers différents et tellement d’hommes venant de tous les horizons, le planning principal du navire s’appuie sur des jalons qui sont des dates clés qui servent de points de rencontre entre tous les métiers. En découle le planning élémentaire de chaque métier avec des tâches dont le début et la fin sont calés sur ces jalons. Pour que ça fonctionne, c’est ensuite aux superviseurs et aux agents de maitrise de gérer un certain nombre de tâches de montage. Il faut que ces tâches occupent par exemple deux personnes pendant deux semaines De cette façon, le travail est quantifiable, l’objectif n’est pas trop éloigné dans le temps, on peut suivre chaque opération, la contrôler, voir quand il y a du retard et y remédier. C’est une façon de ne pas perdre le fil et de savoir en permanence où on en est dans le planning afin de le maitriser. C’est aussi une façon de responsabiliser les gens : les opérateurs disposent de tant d’heures et poursuivent tel objectif de délai. C’est aussi à moi de leur donner les moyens de réaliser leur travail en s’assurant que les gens ont bien les compétences requises et en sachant communiquer pour que l’importance de la tâche soit bien comprise. Ma conviction est que chacun progresse tout au long de sa carrière en se connaissant soi-même et en communicant avec les autres. Avant les indicateurs de performance qu’on ne peut vérifier qu’une fois la tâche finie, le premier indicateur, c’est l’ambiance de travail, l’implication des gens et le plaisir de réaliser une tâche dont on perçoit les tenants et les aboutissants.

J’ai ainsi sous ma responsabilité une dizaine de techniciens et d’agents de maitrise. Les techniciens gèrent les sous-traitants qui ont eux-mêmes leurs chefs d’équipe tandis que les agents de maitrise gèrent les personnels appartenant au chantier naval. Pour ce qui me concerne, j’exerce une maitrise de deuxième niveau, c’est-à-dire que je n’interviens directement qu’en cas de problème tout en restant en permanence en contact avec le chantier.

À la fin du montage, on donne les installations aux essayeurs, c’est-à-dire aux gens qui mettent les équipements en service. Je suis dans cette phase-là en ce moment sur le navire en cours. C’est la phase la plus intéressante parce que c’est là qu’on sait si le travail a été fait complètement et correctement. C’est aussi la phase la plus stressante parce qu’on s’approche de la date de livraison du navire. Les délais se compriment, il y a beaucoup de choses à faire en même temps en plus des réparations puisqu’il est difficile d’atteindre 100 % de qualité. Il y a des aléas qu’on peut corriger facilement, mais si cela impacte par exemple les moteurs électriques de propulsion, les conséquences peuvent avoir des répercussions gigantesques. Si on ne livre pas le navire au jour J, tombe en effet une pénalité de plusieurs millions d’euros par jour de retard. L’enjeu est à la fois simple et effrayant : il faut réussir à livrer à l’heure. Et la réussite de ce pari dépend de tout ce qui a été fait en amont.

Tous les métiers ne sont pas directement concernés par cette ultime phase-là. Par exemple, ceux qui ont réalisé la coque ont terminé leur travail six mois avant que le bateau ne soit livré. Mon métier m’amène à être confronté à cette phase de livraison parce que c’est moi qui donne les équipements vitaux aux personnes qui mettent le bateau en état de fonctionner. Ensuite, je suis appelé à intervenir pour assurer des réparations, des interventions, de la maintenance ou pour faire face à des besoins supplémentaires. Donc, je reste jusqu’au bout. J’ai conscience d’appartenir à un groupe d’ouvriers, de techniciens, d’agents de maitrise et de cadres capable de réagir dans l’urgence de façon polyvalente, et qu’on peut mobiliser pour faire ce qu’il faut au dernier moment afin que le navire soit livré dans les délais. C’est une qualité reconnue à l’ensemble de l’entreprise, qui lui a d’ailleurs permis de faire face à un incendie ou à un envahissement partiel de navire (une entrée d’eau à l’intérieur de la coque) avec une reconstruction dans des conditions record.

C’est une responsabilité écrasante. Mais on sait que cette entreprise historique que sont les chantiers navals de Saint-Nazaire s’est construite aussi en s’appuyant sur un savoir-faire un peu empirique qui nécessite une remise en cause permanente. Si l’enjeu est de gagner en compétitivité, il est aussi de maintenir l’intérêt pour un travail où chacun a la possibilité d’apporter sa part de créativité pour améliorer son domaine d’activité. La confiance qu’on m’accorde me permet de faire moi aussi confiance. L’autonomie qu’on me donne est celle que je donne aux techniciens et aux ouvriers. Malgré la dureté des conditions de travail, je crois que ces derniers me le rendent bien. C’est difficile de travailler l’hiver, dans un bateau. L’acier est froid. Ça soude, ça meule, c’est une ambiance agressive, c’est envahi par le bruit, par les courants d’air glacés. On n’imagine pas que nos enfants travaillent dans ce milieu-là. Et pourtant, je crois que les gens aiment bien ce qu’ils font ici.

Quand le navire quitte le port, il y a un soulagement parce que c’est fini. Il y a aussi une fierté générale de tous les opérateurs. Il y a le sentiment d’avoir réussi quelque chose de colossal que nous n’aurions pas pu achever si chacun n’avait pas pris en compte les besoins des autres. C’est ce sentiment de partage que j’ai envie de retenir.

Damien
Propos recueillis et mis en récit par Pierre Madiot


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