La première chose que je fais en arrivant le matin, c’est signer les parapheurs qui sont sur mon bureau. Ce sont les bons de commande pour le matériel de l’hôpital : tout l’équipement biomédical, par exemple les pousse-seringue, les perfuseurs, les appareils pour ventiler les malades au bloc opératoire, mais aussi tous les équipements techniques, le petit mobilier, la nourriture, et enfin tout ce qui concerne la maintenance. Ensuite, il y a les mails. Trop, bien sûr. La plupart sont inutiles, mais on se dit qu’on doit être une personnalité importante pour en recevoir autant ! Et puis c’est souvent une information imprévue qui donne du sel à la journée. Si je ne faisais que ce qui est inscrit sur mon agenda, ce serait bien routinier. Alors un mail, un coup de téléphone pour annoncer un pépin technique dans un coin de l’hôpital, et me voilà occupé pour la journée, mon planning remis à plat et c’est bien. C’est aussi le charme de la fonction.
Mon agenda, ce sont des rendez-vous avec les fournisseurs, ou les entretiens individuels avec les agents de l’hôpital placés sous ma responsabilité, ceux de la restauration, de la logistique, de l’administratif, une partie de l’encadrement, l’agent de sécurité, les techniciens. Et puis toutes les réunions techniques des différents groupes de travail et comités de pilotage dans lesquels je suis impliqué, comme la gestion de la qualité, la prévention et la gestion des risques de l’établissement. J’ai en charge tous les risques techniques : incendie, électricité, intrusion, attentat, nucléaire, radio, chimique, bactériologique et alimentaire par délégation au responsable production. Et puis ce qu’on appelle la matériovigilance, c’est-à-dire tous les risques liés à l’utilisation d’équipements biomédicaux défectueux. Il y a des procédures précises de signalement des incidents à l’AFSSAPS1. Une partie de mon travail est de cogérer avec mon adjointe et le médecin référent les alertes diffusées par cet institut, au cas où nous aurions du matériel concerné.
En plus de ces responsabilités, je porte aussi, par délégation, la casquette de chef d’établissement d’un EHPAD2 de 51 lits, à quinze kilomètres de notre hôpital. Ça me prend trois demi-journées par semaine, en théorie, mais en fait c’est chronophage. Je suis totalement décisionnaire sur les aspects financiers (élaboration et vote du budget, fonctionnement et investissement), l’animation des instances (conseil d’administration, conseil technique d’établissement pour le personnel), les ressources humaines, les approvisionnements et les procédures d’achats. Je travaille étroitement avec le maire, je prépare les instances en amont avec lui. Ça m’a beaucoup intéressé il y a trois ans, quand la direction a été confiée à notre établissement avec mission de le redresser. Il était dans une situation très préoccupante. L’Agence régionale de santé (ARS) et le conseil départemental voulaient le fermer. C’était un problème de savoir-faire, de sécurisation des soins et de prise en charge des résidents au sens large. Il y avait beaucoup de retard dans la mise en place de la politique qualité. Nous avons pris le temps de protocoliser tous les actes par écrit avec la direction des soins : les procédures d’achats, de gestion budgétaire, de gestion des ressources humaines. Nous avons réécrit le contrat de séjour que l’on fait signer au résident pour clarifier ses droits et ses devoirs, le règlement intérieur. Je ne réinvente pas la poudre, les protocoles sont sensiblement les mêmes d’un établissement à un autre. Il faut les adapter au contexte local, pour tenir compte des effectifs, des compétences disponibles, des locaux, du type de résidents. Il faut donc beaucoup écrire : ce que les résidents peuvent mettre ou non dans leur chambre, l’utilisation de la caution, les états des lieux, ce qui n’existait pas et qu’il faut mettre en place.
L’établissement est plutôt sympa, on s’est battu pour redresser la barre. Aujourd’hui la direction commune apporte une stabilité et une pérennité à l’EHPAD, mais pour la suite ? Quel élan est-ce que je vais pouvoir donner à cette boutique ? On sait que le seuil de viabilité d’un EHPAD est quatre-vingts lits. L’idée que nous avions derrière la tête au début était de basculer trente lits de notre EHPAD ici, vers l’EHPAD là-bas, faire une extension et de mutualiser un certain nombre de charges. L’ARS n’a pas validé notre projet, je le regrette beaucoup. En ce qui me concerne, j’y gagne une expérience intéressante, je m’aguerris dans la fonction de chef d’établissement. C’est quand même une ligne sur mon CV non négligeable pour pouvoir prétendre dans les sept ans qu’il me reste à travailler à diriger un établissement hospitalier de plus grande taille. Mais maintenant que les procédures sont en place, ça devient un peu routinier.
Je ne peux pas dire que je m’ennuie par manque de travail. Mais pour être honnête, ce sont quand même les opérations qui sortent de l’ordinaire qui me motivent le plus. Ici, pendant plusieurs années, mon emploi du temps était largement occupé par l’organisation et la gestion de travaux, l’établissement ayant été reconstruit de A à Z. Ça me passionnait, j’ai une formation d’infirmier, mais aussi de géographe et d’urbaniste. Un parcours tortueux… Les travaux, c’était vraiment ma tasse de thé, c’est plein d’imprévus. Tu arrives le matin, tu ne sais pas ce qui va se passer sur le chantier, ne serait-ce qu’en fonction de la météo. Est-ce que les entreprises vont pouvoir faire ce qui est prévu ? Il faut gérer les aléas du chantier, les entreprises défaillantes à rappeler à l’ordre, la facturation à surveiller pour être sûr qu’elle correspond bien aux travaux réalisés. Et comme nous avions assorti les travaux d’une certification haute qualité environnementale, il y avait quantité de règles administratives à contrôler. C’est un dossier sur lequel je me suis vraiment fait plaisir pendant sept années !
En ce moment, je m’occupe de la mise en place de ce qu’on a appelé les Groupements hospitaliers de territoire. Les ARS souhaitent que des établissements situés dans des périmètres déterminés travaillent ensemble, parfois de manière arbitraire. Dans un premier temps, nous nous sommes rapprochés du Centre hospitalier universitaire, ce qui nous paraissait le plus cohérent avec la logique territoriale et les flux démographiques. Mais là, on nous demande de collaborer avec un autre hôpital, avec lequel nous n’avons pas grand-chose à mettre en commun. Je travaille en binôme avec mon alter ego pour essayer de trouver des segments d’achats suffisamment intéressants au plan médico-économique, mais nous n’avons pas grand-chose à mettre en commun puisque nous avons déjà tous beaucoup massifié nos achats, et il nous reste peu de marge de progression.
Toute la difficulté pour l’instant est qu’on nous a dit de le faire sans véritablement nous donner les règles du jeu. Dans l’attente de la parution du guide d’achat territorial et des décrets qui l’accompagnent, je coanime avec ma collègue des réunions régulières pour définir l’organisation territoriale de la fonction achat. Nous avons commencé tout seuls mais l’ARS met entre nos pattes un consultant pour nous accompagner et nous coordonner. Nous devons nous débrouiller pour être le plus proche possible de la règlementation, mais les interprétations varient, et il faut bien faire avec la réalité du terrain. Donc je jongle.
Le ministère cherche à créer des économies d’échelle, mais la logique technocratique peut aboutir à l’effet inverse. Plus les distances sont élevées, plus les couts augmentent. Je passe de plus en plus de temps à aller d’un hôpital à l’autre pour connaitre les besoins de chaque établissement en volume et en qualité. Et regrouper nos achats va nous obliger à formaliser beaucoup plus de marchés par des appels d’offres là où nous n’en passions pas auparavant. C’est un effet de seuil financier qui va évincer des candidats qui n’auront pas forcément les moyens de répondre à des appels d’offres alors qu’ils répondent parfaitement aux besoins de notre établissement. Certains ne sont pas surs de pouvoir, d’avoir envie ou intérêt à répondre à un appel d’offres dans un territoire aussi étendu. C’est un peu la mort des petits artisans. On est en train de mettre en route une nouvelle usine à gaz avec laquelle on ne se sait pas trop comment s’en sortir. Tout formaliser ainsi, c’est se retrouver avec des grands groupements qui feront la pluie et le beau temps. Au départ ils nous feront des prix très attractifs, mais pour se rattraper ensuite. Je ne suis donc pas convaincu au bout du compte d’obtenir des économies mesurées. On n’est pas dans la mesure mais dans la démesure ! On essaie d’expliquer ça aux ARS, on leur dit qu’on ne les a pas attendus pour faire des économies, et aujourd’hui, il ne nous reste plus beaucoup de marge. À mon avis, ce n’est pas par le regroupement forcé qu’on va y arriver. C’est donc le gros chantier de cette année 2017. Nous naviguons un peu à vue et ça me mobilise énormément de temps pour des résultats bien incertains.
Ce n’est pas ce qui me fait vibrer et me lever le matin. C’est intéressant, ça peut être passionnant pour certains, mais pas pour moi. Je crains de tomber rapidement dans l’ennui, ou tout au moins la routine. Qui dit routine dit procrastination. Ça m’amène souvent à travailler dans l’urgence, parce que je suis rattrapé par le temps : il ne faut pas rater le calendrier des marchés publics. Ça me booste mais j’ai l’impression de mal travailler. C’est une impression, parce que le résultat est bon. Mais je ne suis pas dans la satisfaction. Donc l’ennui. Un cercle vicieux.
Je ne dirai pas que je m’ennuie, mais le risque est là. Ce qui m’enthousiasme est derrière moi. Ce qui me turlupine c’est qu’aujourd’hui je ne sais pas où on va, et je me dis que la seule solution pour moi serait de partir ailleurs. Cela fait quatorze ans que je suis dans cet établissement. Il n’y a que les finances où je n’ai pas mis les pieds, et par curiosité intellectuelle, ça me manque ! J’ai l’impression de n’avoir pas fait le tour de toutes les fonctions de direction. Même si, à un moment ou à un autre j’ai contribué aux finances et que j’y contribue aujourd’hui en tant que directeur d’EHPAD ! Partir pour faire des finances dans un autre établissement, oui ! Ou alors la Guyane ou Saint-Pierre-et-Miquelon, qui seraient de beaux défis professionnels. Ce serait nouveau, ce qui me fait un peu peur, mais qui pourrait me booster.
Louis, directeur adjoint dans un hôpital public
1. L’institut de veille sanitaire nationale qui a en charge notamment l’autorisation de mise sur le marché des médicaments et des dispositifs (AMM).
2. Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes
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