Journal d’une bedworkeuse

Journal d’une bedworkeuse – épisode 27

Mercredi 8 avril

Le jour se lève, apportant à ma fenêtre ses filets roses de l’aurore. Malgré une absence totale de vent, l’écume mord le sable. Tous les matins, je me dis que j’aurais dû sortir et aller jusqu’à la plage pour assister aux premiers soubresauts du soleil et tous les matins, je regrette de ne l’avoir pas fait. Demain ! C’est pour demain ! Peut-être qu’après les listes, je pourrais mettre en place les défis ? Un petit défi par jour, ça gonfle l’estime de soi. Mais je dois jouer le jeu, choisir un objectif qui me demande un petit effort, ne pas tricher avec moi-même. Rendez-vous demain, cher lecteur, vous compterez les points.

Un peu de poésie dans un monde de brutes ne peut pas faire de mal. Hier soir, j’ai posté la carte d’anniversaire destinée à la mère de mon compagnon : elle a 87 ans aujourd’hui, vit seule, à une heure de route. La boite aux lettres n’étant relevée que du mercredi au vendredi pour protéger notre facteur d’un excès de contacts physiques, l’enveloppe sera affranchie au jour anniversaire, mais arrivera à sa destinataire avec retard. Le printemps m’inspirant, je lui ai conseillé de consommer sans modération le cocktail de couleurs et de douceurs dont il nous tend les bras. J’ai également lu les haïkus qu’un de mes anciens étudiants poste régulièrement sur Facebook et je l’en ai remercié. À propos, certains disent qu’il faut dire haïka au pluriel, d’autres profèrent que c’est une hérésie. Moi je dis : ON S’EN FOUT ! Mon deuxième défi pourrait être de lui en envoyer un après-demain… Ou, mieux encore, d’en trouver un pour chaque épisode de mon journal !

Je me disperse, c’est un journal de travailleuse, dans son lit certes, mais de travailleuse. Je reprends la petite fiche que j’ai rédigée hier soir pour ne pas oublier les tâches du lendemain : tentative dérisoire de me croire surbookée au point de devoir noter tous mes objectifs de la journée. Comme si un hypothétique patron allait me tomber dessus alors que c’est moi, la patronne. Bon, je dois tout de même passer quatre coups de fil, reprendre le cours de la biographie de Marc et Amina, me remettre sur celui de Margot, envoyer à Laure l’appel à contribution de la Coopérative Dire Le Travail, programmer l’apéro Zoom de dimanche, préparer un petit-quelque-chose-pour-mes-petits-fils, contribution tout aussi dérisoire à leur scolarité présente et à venir qui me rassure…

Mais d’abord, petit-déjeuner au lit : c’est un plaisir subtil que je m’accorde en moyenne une fois par semaine. Il en est des moments de la vie comme des recettes : la simplicité est gage de délices, elle promet de les retrouver sans peine. Ce midi, un nouveau dessert fera son entrée dans mon cahier de recettes, ouvert depuis ma mise sous cloche : le tiramisu au chocolat, fabriqué hier soir, attend sagement au réfrigérateur que la crème imbibe les biscuits à la cuillère. Plus c’est long, plus c’est bon… En attendant, je monte le plateau en bois clair, avec des pieds repliables (attention, il est ajouré, alors gare aux miettes qui tombent et qui grattent), sur lequel j’ai disposé verre d’orange pressée, tasse de thé Earl Grey au gout russe, tartines de pain grillé recouvertes de confiture de myrtille et, pour finir, fromage blanc. Sans oublier la petite serviette en papier doux. Et la mer au loin. Le temps que j’écrive, les filets roses ont commencé à se déchirer, les vagues se sont rapprochées de la digue, le drapeau, lui, n’a pas bougé, les couvreurs du toit d’en face n’ont pas encore eu le temps d’arriver. Tout est calme. Dormez braves gens. Le monde est à moi, laissez-le-moi encore un peu…

Ah, j’oubliais ! Normandie Livre et Lecture a pris une initiative très stimulante : elle demande aux auteurs normands de s’enregistrer pendant une durée maximum de quatre minutes en lisant un extrait d’une de leurs œuvres. Des lecteurs se chargeront ensuite de mettre les mots des autres dans leur bouche et dans leur cœur. Je vais commencer par ça. Comme lorsque j’enregistre des chansons ou des contes pour mes deux petits-fils, je tâtonne, cherchant à bien me faire entendre, à ne pas trop hésiter, à mettre le ton, à rester dans le cadre imparti. Cette fois, je ne fais que deux prises (ça y est, je me prends pour une actrice) et j’envoie le fichier audio à Alice. On écrit pour être lu. Mais on sait qu’une fois publiés, nos mots ne nous appartiennent plus. On se sent parfois incompris là où l’humilité nous commanderait de saluer l’intelligence du lecteur, qui interprète nos pensées. On se sent détourné là où l’intelligence commanderait de comprendre la projection du lecteur, qui ne lit jamais l’histoire des autres qu’à l’aune de sa propre histoire. On se sent désaimé là où la raison commanderait d’admettre l’herméticité du lecteur, qui ne peut vivre toutes nos vies.

Après le déjeuner, je prends place au salon pour visionner une énième fois (quatre ?) Cyrano de Bergerac, de Jean-Paul Rappeneau, avec un Gérard Depardieu flamboyant. Le service public a pitié des confinés, qui programme des films de facture classique, mais de qualité, après le journal télévisé et l’abrutissement en règle sur la crise du Covid-19, duquel il faut se garder. Je travaille ensuite sur la biographie de Marc et Amina. Maintenant que l’entretien est transcrit et nettoyé, il faut lui trouver sa place dans le récit déjà écrit et cela m’impose de pénétrer tout entière dans l’univers que j’ai créé. Le confinement a cela de bon qu’il m’évite toute interruption dans mon programme. D’ailleurs, l’échéance était fixée au mois de mai et, malgré le coup de frein provoqué par l’interdiction de me déplacer au domicile de mes clients, mon travail ne devrait guère subir de retard.

Finalement, je n’aurai pas fait la moitié de mon programme du jour. Tant mieux. Je garde une poire pour la soif…

Corinne Le Bars, écrivain public et biographe

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