Dire le travail en temps de confinement

Vingt-quatre jours de la vie d’une prof (confinée)

Julie est professeure de français en collège, mère de trois jeunes enfants. Sans doute que certains de ces fragments d’une activité professionnelle et familiale chamboulée par le confinement vous sembleront relever de la fiction, mais c’est parfois un excellent moyen d’évoquer des ressentis bien réels…

Vendredi 13 mars

Si on fait abstraction des centaines de personnes mortes dans la solitude des hôpitaux, et des milliers qui suivront, c’est franchement chouette le confinement. Enfin ! On va pouvoir cuisiner sain et se remettre au DIY.

Dimanche 15 mars

6 h 12 (l’enfant en congé se lève tôt) : Atelier dessin pour occuper Riri, Fifi et Loulou. Un enfant occupé, c’est des parents qui peuvent travailler !

On écoute Hotel California en dessinant, pour l’ambiance.

14 h : c’est calme, je peux m’y mettre, enfin !

14 h 05 : C’est calme, je commence.

14 h 18 : Cette fois c’est la bonne.

3 h 06 : OK, fini ! Cours de demain saisis sur OpenOffice, puis exportés en pdf, puis déposés sur un casier de collecte de l’Environnement Numérique de Travail accessible aux élèves depuis le site internet du collège. Et douze fois plutôt qu’une, pour corriger les fautes de frappe et diverses coquilles que je découvre à chaque vérification. Je vois flou. L’informatique est un art difficile.

Lundi 16 mars

8 h : L’Environnement Numérique de Travail du collège a planté.

Sur les blogs des écoles maternelles et primaires des enfants, les activités à faire sont disponibles, avec consignes détaillées, images et liens vidéos explicatifs. Riri doit réviser ses tables et faire des petits jeux en ligne sur la conjugaison. Fifi doit découper des images d’aliments salés et sucrés dans des catalogues publicitaires (il nous reste ceux de Noël) et en faire deux magnifiques compositions façon Arcimboldo pour la semaine prochaine : un petit homme en sel et une petite femme en sucre. Loulou encore à la crèche, est épargné.

Tranquille ! Ce sera fait en deux coups de cuillère à pot.

Mardi 17 mars

Chéri s’est installé un bureau de fortune à côté du mien dans la cuisine. Nous restons unis dans l’adversité.

Je retravaille la mise en page de tous les cours pour qu’ils soient lisibles sur un écran de téléphone portable (toutes les familles ne disposent pas d’un ordinateur par personne). Je dépose le tout sur un blog inauguré pour l’occasion. Les tableaux se changent en poèmes surréalistes et les schémas en listes de course. L’informatique est un métier.

« Riri, tu connais déjà ta table de 7, non ? Fifi, tu mets une gommette rouge sur tous les aliments sucrés du placard et une verte sur tous les aliments salés, Loulou, tu restes avec ton père. Touche pas aux gommettes, t’es trop petit. »

Mercredi 18 mars

Chéri campe dans la cuisine-bureau, son ordinateur mange des miettes de pain et se fait customiser à coups de gommettes, mais ils tiennent bon tous les deux.

Repli stratégique dans les toilettes. J’ai réussi à exporter des bouts de tableurs, à insérer des liens, à réduire des images trop lourdes, à créer des exercices autocorrectifs en ligne… Je suis une déesse de l’informatique ! Quand je reverrai mon collègue de techno, je lui dirai : « Ouais, j’en avais marre de coller des patches sur le code de la version 2.06 de Gimp alors j’ai créé une branche en C++, si ça t’intéresse, je l’ai mise sur GitLab ».

La connexion internet nous joue des tours.

Je retrouve la porte des toilettes taguée au crayola.

Riri a pleuré sur la table de 7, Loulou a crevé les paquets de farine, de sucre, de lentilles, de polenta pour chiper les gommettes de son frère.

Jeudi 19 mars

Finalement l’Environnement Numérique de Travail remarche.

Il faut déposer les cours sur l’Environnement Numérique de Travail.

L’Environnement Numérique de Travail est LA plateforme.

Vendredi 20 mars

21 h : Passée la journée sur l’Environnement Numérique de Travail, j’ai l’impression d’être dans la matrice. La connexion internet saute pour la vingtième fois. Pour la vingtième-et-unième fois, je redémarre l’ordinateur. L’informatique est une secte.

Les confettis de publicité les miettes de pain, y’en a plein la cuisine. Y’a plus de pain.

8e jour de confinement

9 h : Visioconférence avec la direction du collège, wha, génial ! « Mon chéri tu peux décaler ton entretien de ce matin avec ton chef et garder les canards en bas ? S’il te plait… allez… Je m’installe dans les toilettes de l’étage. » Au bout du câble de vingt mètres que j’ai tiré à travers l’escalier. Pour une connexion de qualité.

9 h 37 : Déconnexion après une tentative de descente en rappel des enfants. Premier de cordée : Fifi.

9e jour

C’est la catastrophe, mes cours de demain ne sont pas prêts. Il me faut du silence, y’a des cris partout, tout le temps dans cette maison ! Je vais lui faire bouffer son p’tit homme en sel à Fifi, il rigolera moins quand il aura une bouillie foie gras-roblochon-saumon fumé en papier dans le gosier !!!

Jour 10

Tout n’est qu’une question d’organisation.

14 h : « Tout le monde à la sieste, les enfants. Si j’en vois un qui sort, il est privé de dessin animé ! » En temps de confinement, la chambre est à la maison ce que le mitard est à la prison.

Jour 15

J’en peux plus. La table de 7 ne rentrera jamais, Fifi ne sait plus manipuler une paire de ciseaux, Loulou vomit des gommettes.

14 h : À la guerre comme à la guerre. Normalement, à la maison, c’est vingt minutes de dessin animé le weekend. Et que du éthico-écolo-éducatif genre Ayao Miyazaki ou Les cités d’Or, à la rigueur. Mais ce sera Yakari. Yakari c’est bien, c’est gentil, pas de violence et c’est des épisodes de dix minutes, ils ne vont pas devenir délinquants ou dyspraxiques s’ils regardent dix minutes de Yakari un jour de semaine. Et puis moi, faut qu’je souffle.

23 h 15 : Ils en sont à l’épisode 23 de la saison 7, je devrais peut-être les nourrir.

Jour 16

18 h : « Les enfants, vous voulez regarder Pyjamasques ? » Pyjamasques c’est nul, c’est niais, stéréotypé et c’est bourré de publicités cachées. Mais ça tient les enfants. Juste le temps de répondre à deux trois méls.

22 h 30 : fini.

Jour 18

Chéri s’est sacrifié pour aller au supermarché. Après une douche à la biseptine, chéri dit : « j’ai passé le rayon bonbons, je voulais pas m’attarder, y’avait plus de café, le tabac est fermé ». Ché ri et ché pleuré et puis ché vite avalé mon dernier xanax pour différer le choc posttraumatique.

19 h : Faire cuire la dinde en papier.

Jour 20

Riri, mon chéri, si tu ne connais pas encore par cœur ta table de 8,5, c’est pas grave. On s’y remettra hier. Pourquoi les enfants tremblotent comme des chèvres quand j’allume la télé ? Ils n’aiment plus Lapins Crétins ?

Jour 22

Mél de la direction. « Objet : un monde de ressources s’offre à vous ! ». Cascade de liens estampillés « Nation apprenante » vers les archives vidéo de l’INA, des milliers de livres en version numérique gratuite, la Bibliothèque Nationale de France, des expositions numériques sur les brouillons d’écrivains, la programmation de l’Opéra de Paris, les podcasts de Radio France, les émissions Lumni-Collège de France Télévision, les cours du CNED… Trop d’onglets. Mon cerveau plante.

Plateau télé en famille pour se détendre. Répulsion de Polanski, c’est de circonstance.

Jour 24

6 h 45 : lecture de la lettre de l’Inspection académique. Avalanche de fiches outils, mémos, récapitulatifs, et autres référentiels. L’aurore aux doigts de rose parait à l’horizon. Les enfants lâchés dans le jardin ressemblent à des lapins de garenne sous acide. Loulou s’est inventé une amie imaginaire, une petite grenouille qui fait « Coâ ! Coâ ! ». Tout le temps. Quand Riri s’ennuie, il compte les secondes « Mississippi 1 ! Mississippi 2 ! Mississippi 3 ! … Mississippi 2418  248 227 » Fifi ne veut plus manger que des aliments sucrés depuis douze jours. Chéri ouvre et ferme des portes de placard en murmurant « 404 page not found ».


C’est foutu… J’arriverai pas à pondre dans le bruit et la fureur de ma famille confinée un cours qui permette à d’autres enfants derrière des écrans de penser le monde, l’urgence, la mort autour d’eux.

Je n’arriverai pas à formuler des consignes qui feront sens pour les parents qui n’ont pas partagé nos rituels de travail, pour les élèves dys — ni pour tous les complexés de la lecture, les dévalorisés de l’orthographe, les introvertis de la réflexion. Je vous jure qu’après la consigne « Souligne les verbes en rouge » j’ai eu des questions par mél.

Non, je ne suis pas capable de me « tenir à disposition des élèves, qui auraient une question, sur les heures de cours prévues à l’emploi du temps habituel », car le temps d’autonomie d’un enfant de 3 ans en période de confinement est de dix minutes les jours de grand vent, que je bosse debout, l’ordi posé sur le buffet et que je ne dispose de mes dix doigts qu’avant 7 h et après 21 h.

Je ne peux pas « demander aux élèves de faire le bilan de ce qu’ils ont appris et retenu en français chaque semaine en un paragraphe » : il me faut une année pour observer des progrès sur cette compétence.

Non, je ne peux pas « planifier un à deux rendez-vous hebdomadaires », les horloges tournent à l’envers chez moi, pareil pour le calendrier.

Non, je ne peux pas « articuler lectures ponctuelles et lectures au long court en mobilisant notamment [un] carnet de lecture », je galère déjà pour lire mes propres cours. Je ne peux pas « engager des chantiers d’écriture selon les formats traditionnels (récit, poème, saynètes, dossier documentaire, écrit de réflexion) ». On est d’accord, pour ce point, je n’ai pas besoin d’argumenter ? Non, je n’ai pas le temps de « fournir des supports pédagogiques variés tels que vidéos, émissions de radio, podcasts », parce que pour ça, il faudrait déjà que j’aie le temps de les lire, de les voir, de les écouter !!!

Heureusement ce soir c’est les vacances.

Confinées.

Ce soir avec les enfants, on mangera de bonnes petites boites de conserve devant Shining. Ça nous détendra.

Julie, professeure de français

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