Journal d’une bedworkeuse

Journal d’une bedworkeuse – épisode 26

Mardi 7 avril

Ce matin, je note par curiosité le nombre d’heures passées à remettre en état le texte qu’a généré HappyScribe. Finalement, la légère altération des voix due à l’application de visioconférence n’a pas abimé les mots de manière substantielle. Et pour tout dire pas plus que lorsque l’entretien est réalisé en contact physique. Dans tous les cas, la qualité de la transcription reste médiocre. Il existe des « grosses machines » très performantes, mais il faut une recherche comme celle consacrée à la mémoire des attentats du « 13 novembre », à laquelle j’ai un temps participé, pour avoir les moyens financiers nécessaires à leur acquisition.

Je constate que, pour obtenir un texte en français correct, avec des « trous », mais sans excès, il faut compter cinq heures pour deux heures trente d’enregistrement, soit une multiplication par deux, là où, sans outil informatique, on doit multiplier par trois ou quatre. En revanche, cela représente un cout : 12 € par heure d’enregistrement. 36 € rien que pour cet entretien biographique ! Et je ne suis encore pas au bout de mes peines… Qui dit entretien oral dit style familier, récit décousu et digressions. Sa logique n’obéit que rarement aux exigences de l’écrit. Le biographe, devenu rewriter, doit monter d’un cran le registre de langue, organiser le récit, couper ici ou là, valoriser certains items pour les besoins de l’ensemble et insérer le nouveau texte dans un grand tout, comme le dentiste rogne, arrondit, polit jusqu’à ce que la couronne se fonde dans la bouche du patient, comme si elle avait toujours été là. Il n’oublie rien, mais ôte le superflu.

Je suis seulement interrompue dans ce travail par deux coups de téléphone. Le premier émane de Gautier, qui m’a confié le soin de former une jeune femme à la création de son site internet. Nous avons déjà passé trois heures ensemble pour que je lui transmette les rudiments de l’outil et, pour ce faire, je me suis rendue chez ma fille : en effet, la stagiaire habite en Isère et la formation s’opère à distance à l’aide du logiciel TeamViewer, qui permet de « prendre la main » sur l’ordinateur de quelqu’un d’autre, même à 800 kilomètres, ce qui est le cas. Mais, pour être efficiente, il me faut une très bonne qualité de réseau. Que je n’ai pas toujours chez moi. Et la stagiaire non plus. C’est la raison pour laquelle je me suis « délocalisée » la première fois. Mais en période de confinement, je ne suis plus autorisée à quitter mon domicile et à partager la maison de mes petits-enfants… Je propose alors à Sandrine, ma stagiaire, de travailler par téléphone et lui demande de m’adresser à l’avance les questions que nous aurons à étudier ensemble durant la séance. De mon côté, avant notre rendez-vous, je me rendrai sur son site pour évaluer le travail accompli et identifier les améliorations qu’elle pourrait y apporter.

Le second coup de téléphone est donné par ma fille, celle-là même chez qui j’aurais dû me rendre, chez qui j’aurais voulu me rendre… Elle m’apprend qu’elle a reçu la veille les nouvelles consignes de la maitresse de CP et qu’il y a beaucoup à faire. Ce matin, elle devait faire comprendre à son petit garçon ce qu’est un verbe. Elle craignait que cette notion, encore abstraite, ne soit difficile à saisir. Et pourtant, l’exercice de contrôle a été parfaitement réussi et en un rien de temps ! En revanche, c’est papa qui, depuis le confinement, est chargé de l’enseignement de la géométrie. Ma fille est musicienne, artiste dans l’âme, et les mathématiques sont ses ennemies depuis qu’elle-même a fréquenté le CP. Gauchère comme l’est son fils, elle se souvient de sa maladresse pour tracer des traits ou former des figures : mauvais souvenirs, manque d’envie, moindre aisance, elle laisse cette matière à son conjoint. Le fils et le père en sortiront sans doute rapprochés. Ce rapprochement, il l’a constaté avec le petit dernier, qui était encore il y a peu « dans les jupes de sa mère » : depuis la mise en œuvre du confinement, il passe beaucoup de temps avec son papa et, désormais, le recherche davantage.

Après le déjeuner, je visite le site internet que Sandrine a mis au point pour rendre visible et attractive sa toute nouvelle activité, qu’elle a baptisée Corps et esprit en référence à plusieurs techniques de médecine alternative ou de bienêtre. Nous passons une heure et demie ensemble pour compléter et peaufiner son cabinet virtuel, ainsi que pour résoudre les blocages. Je lui propose, en supplément, de lui envoyer par courriel la liste des corrections orthographiques ou typographiques que j’ai identifiées. Ce n’est pas réellement ma mission, mais c’est plus fort que moi. Si j’avais pu, comme prévu, piloter son ordinateur à distance, elle ou moi aurions pu directement entrer ces corrections, mais il faudra deux fois plus de temps dans les conditions qui sont les nôtres actuellement. Cette formation peut paraitre assez éloignée des fonctions habituelles d’un écrivain public, mais, somme toute, il s’agit d’écrire la vie professionnelle de quelqu’un, sous une forme ludique et illustrée. Un site Web est ni plus ni moins qu’une BD…

À propos de ludique, après le traditionnel « Déplacement bref, dans la limite d’une heure quotidienne et dans un rayon maximal d’un kilomètre autour du domicile, lié soit à l’activité physique individuelle des personnes, à l’exclusion de toute pratique sportive collective et de toute proximité avec d’autres personnes, soit à la promenade avec les seules personnes regroupées dans un même domicile, soit aux besoins des animaux de compagnie » (ouf je l’ai dit !), je poursuis mon deuxième album photo du confinement. J’ai reçu il y a quelques jours le premier, intitulé On ne va pas s’laisser Albâtre. Sa lecture m’a amusée, autant que sa fabrication. J’en ai fait livrer quatre exemplaires, car trois d’entre eux seront offerts à mes proches : un pour le papa de mes petits-fils, dont l’anniversaire approche ; un pour l’épouse de mon fils, qui fêtera ses 33 ans en juin ; un pour mon papa à moi, sans doute à l’occasion de la fête des Pères.

Le prochain portera sur la deuxième période du confinement et témoignera de manière humoristique des revirements du gouvernement, notamment à propos des masques et du dépistage. Je rencontre toutefois plus de difficultés à trouver les images pour le remplir : les Français commencent à saturer et à perdre en motivation, le cru d’avril est en baisse…

Corinne Le Bars, écrivain public et biographe

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