Journal d’une bedworkeuse

Journal d’une bedworkeuse – épisode 22

Vendredi 3 avril

Les matins se suivent et se ressemblent : lever avant le soleil (quel paresseux !) et recherche d’un peu d’occupation dans la maison endormie. J’avais noté (avant le confinement) que j’aurais à faire ma déclaration d’impôts début avril : mon agenda électronique se rappelle à moi. J’ai dix-sept jours d’avance, étant donné le report de la date d’ouverture du service au 20 avril en raison de la crise du coronavirus. Mais rien ne m’empêche de réunir les pièces. Cela me prend environ quatre heures en raison, notamment, d’une accumulation de sources de revenus. J’ai en effet compté six « patrons » en 2019 : mon employeur principal, avant mon licenciement ; une société de portage salarial, auprès de laquelle je m’étais inscrite pour pouvoir réaliser quelques missions ; un établissement de formation, qui m’avait recrutée pour une journée ; la plateforme Airbnb, sur laquelle j’ai rempli mon rôle d’hôtesse pour héberger des voyageurs ; le journal Ouest-France, avec lequel j’ai collaboré comme correspondante de presse au service Justice ; et enfin moi-même, patronne de ma microentreprise d’écrivain public-biographe.

Ce sera plus simple l’an prochain avec seulement deux casquettes : fini le portage salarial, plus couteux, et donc plus « repoussoir » pour mes clients que l’autoentreprise ; morte dans l’œuf la contribution au plus grand quotidien régional qui, par peur d’une requalification en CDI, refuse les autoentrepreneurs et s’est donc séparé de moi ; oubliés les contrats à la vacation pour les interventions ponctuelles et bienvenue aux factures de mon entreprise de biographe ; byebye, Airbnb et bonjour le locataire permanent, moins exigeant en ménage, lessive et repassage…

En revanche, je rentrerai dans « la grande maison », comme l’appellent avec crainte certains travailleurs qui la redoutent, puisque je serai indemnisée (théoriquement) par Pôle emploi à partir de la fin avril. Je dis théoriquement parce que j’en suis à la troisième notification d’indemnisation depuis mon inscription, en octobre dernier… Et puis, j’ai demandé à faire valoir des droits éventuels à l’Aide pour la reprise ou la création d’entreprise, qui est versée sous forme de capital et permet ainsi de lancer une activité. Si je touche la somme à laquelle je devrais prétendre, je pourrai enfin me doter d’outils de communication dignes de ce nom au lieu de présenter mon activité avec des bouts de ficelle. Surtout que la période de confinement oblige à se « poser » : moins de biographies égale plus de temps pour parler de soi et faire parler de soi égale plus de commandes.

Je poursuis ma journée en faisant le point sur les contributeurs potentiels au numéro que je coordonne sur le thème : « Raconter la vie des personnes accompagnées ». Avec moi, il pourrait y avoir déjà sept auteurs. Peut-être un huitième. C’est un bon début. Depuis hier, j’inonde tout le monde, réseaux personnels et réseaux sociaux. Ce matin, c’est l’Association pour l’emploi des cadres, après LinkedIn. Parmi les réactions positives que j’enregistre, je remarque trois personnes qui ont envie de s’épancher sur leur travail à l’aune du coronavirus. La première, psychologue dans un cabinet spécialisé dans l’aide à la résilience, s’étonne de la montée en puissance des téléconsultations demandées par les travailleurs sociaux depuis le début de la crise sanitaire. Le deuxième travaille dans un internat accueillant des enfants autistes. Leur situation est tellement préoccupante que le président Macron aurait annoncé des mesures de confinement moins drastiques pour eux. La troisième joint à son message un dessin humoristique qu’elle a trouvé à la une du magazine Lien social : signé Jiho, il représente un homme qui s’exprime à la radio et s’intitule « Les travailleurs sociaux parlent aux travailleurs sociaux ». Référence à Radio-Londres et à la Seconde Guerre mondiale : lorsqu’il a annoncé le confinement, le Président de la République n’a-t-il pas répété que nous étions en guerre ? Plus prosaïquement, tous les trois témoignent de l’exacerbation des tensions. Tous les trois relaient les angoisses des aidants et des aidés.

Je consulte ensuite l’interview d’un sous-marinier qui partage sa « pratique » du confinement. Il donne quatre conseils principaux : garder à l’esprit notre « mission » (ici sauver des vies en restant chez soi) ; si l’on a la chance de ne pas vivre seul, considérer ses proches comme une équipe au sein de laquelle chacun a des tâches à assurer, mais que l’on retrouve autour de bons moments et, surtout, loin des écrans anxiogènes ; organiser sa journée comme lorsque l’on travaille à l’extérieur, avec des horaires et des obligations ; en revanche, ne jamais programmer d’activités au-delà de quatre jours afin de ne pas se décourager. L’après-midi s’annonçant très calme côté écriture, je me consacre au travail domestique : je prépare un plat de pommes au four, je nettoie le réfrigérateur, je shampouine le tapis du salon, enfin je fais les courses pour le weekend. Weekend : cet anglicisme a-t-il encore du sens quand tous les jours se ressemblent ?

Corinne Le Bars, écrivain public et biographe

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