Journal d’une bedworkeuse

Journal d’une bedworkeuse – épisode 23

Samedi 4 avril

Le sommeil m’a encore abandonnée à 5 h du matin. Je prends le rythme désormais : je travaille jusqu’au lever de mon compagnon, ne quittant mon lit-bureau que pour prendre le petit-déjeuner avec lui. Puis je me « recouche » ou plutôt je me rassieds, bien calée par deux oreillers.

Ce matin, avant de reprendre ma place, j’ouvre une drôle de petite valise rouge, posée sur une tablette au pied de mon lit. Elle révèle un électrophone vintage que mes enfants m’ont offert il y a environ deux ans. Depuis que je me suis pacsée et que j’ai opéré mon déménagement, j’ai rapporté l’appareil et les disques vinyle que j’écoutais du temps de mon adolescence : Brassens, Brel, mais aussi Polnareff, Renaud, Carlos Santana, Simon et Garfunkel, ou encore Nanard Lavilliers… Dès que je peux, c’est-à-dire quand je n’ai pas besoin d’une forte concentration, je prends plaisir à me replonger dans mes 15 ans. Sans nostalgie, ce n’est pas mon genre, plutôt avec amusement.

J’ai reçu récemment, comme tous les auteurs régionaux, des nouvelles de la part de Normandie Livre et Lecture : nous avons été interrogés par questionnaire sur la crise budgétaire liée au fléchissement de nos activités et nous avons appris que les aides du Fonds d’aide à l’économie du livre (FADEL) seraient maintenues. L’idée me vient que je pourrai peut-être publier ce journal : après le confinement, la population aura sans doute envie d’y revenir, pour mieux s’en amuser, mieux comprendre, mieux analyser.

Je m’atèle aussi à un reportage-photo consacré aux couvreurs que je vois chaque jour travailler sur la maison voisine depuis ma fenêtre. Dire Le Travail est d’accord pour le mettre en ligne sur son site. Je trouve un modèle parmi les propositions que mon pack Office 365 me suggère. Je m’amuse à disposer les photos et les encadrer. Je profite de la rédaction des légendes pour faire part des montagnes russes de mon humeur. Mais il s’agit surtout d’un hommage aux travailleurs qui n’ont pas l’heur de s’arrêter et qui œuvrent pour que d’autres, sans doute plus riches qu’eux, sans doute mis à l’abri, puissent profiter de leur résidence secondaire face à la mer l’été prochain.

Après la douche, je prépare le repas puis, comme un jour sur deux environ, c’est-à-dire au rythme de mes courses alimentaires, je confectionne une petite douceur pour le soir : aujourd’hui, ce seront des œufs au lait. Ils sont dorés à souhait. J’ai commencé, pour la première fois de ma vie, un cahier de mes recettes favorites, avec cette double exigence : qu’elles soient simples et délicieuses. Je cherche donc les préparations répondant à ces deux critères sur le Web et, une fois testées (et si elles tiennent leurs promesses), je les recopie sur mon cahier, leur délivrant au passage une certification IsoCorinne. Pour l’instant, au chapitre des desserts : mousse au chocolat, iles flottantes, tarte aux pommes fine… et œufs au lait, bien sûr. Le truc, c’est de mettre la préparation au four froid et de commencer par 120 °C pour monter la température progressivement. Au chapitre des viandes, deux pages seulement sont noircies, par le pot-au-feu d’abord, par le hachis parmentier ensuite. Logique.

Je demeure surprise, et pour tout dire épatée, des ressources que l’on trouve en nous pour pallier l’absence, le manque, le vide. Hier, une copine m’a dit avoir organisé un apéro-rock dans son quartier, à distance bien entendu. Une autre a exhumé la machine à coudre de sa mère et a fabriqué des sacs avec des coupons de tissu qui lui restaient. Une troisième a repris la clarinette.

En attendant, mon tout premier livre de recettes en appelle un autre : celui de Pierrette, la dame de 91 ans dont j’ai commencé à écrire les mémoires sous la forme de recettes de vertus. C’est la seule cliente dont je n’ai aucune nouvelle et avec laquelle aucun substitut aux entretiens biographiques de face-à-face n’ait été trouvé. Peut-être pourrais-je lui proposer un recueil de récits par téléphone ? Ou lui envoyer son manuscrit, en dépit des cinquante-deux pages à imprimer ? Ou les deux ? Je saisis mon téléphone portable. Elle répond au bout de plusieurs sonneries : la possibilité que sa plus jeune fille l’ait prise chez elle avant que les contrôles ne se durcissent m’effleure l’esprit, mais elle décroche. Elle va bien. Elle préfère que l’on ne procède pas à un entretien par téléphone, car ses trois enfants l’appellent souvent et elle préfère éviter que les communications ne soient bloquées pendant une longue durée. En revanche, cette fois, c’est elle qui propose que je lui fasse envoyer le début du manuscrit. Elle me remercie de l’avoir appelé, me dit que nous referons le point après le 15 avril et la fin de la deuxième période de confinement.

Quand j’écris deuxième, je ne crois pas une seule seconde que le confinement puisse s’achever mi-avril. Mon hypothèse est que le gouvernement attendra au moins jusqu’au dimanche 3 mai, incluant ainsi les vacances scolaires des trois zones afin d’éviter la transhumance et l’effet-rebond du virus. Pour respecter aussi les consignes du Comité scientifique qui avait suggéré au moins six semaines de pause généralisée : le 3 mai, nous en serons à six semaines et cinq jours. Peut-être y aurait-il même intérêt à englober le 8 mai, qui tombe cette année un vendredi, permettant aux Français en manque de mer, de campagne, de restaurant, de cinéma, d’organiser des sorties substantielles, en compagnie de leur famille, de leurs amis… Avec ce raisonnement, il faudrait sans doute aller plus loin, jusqu’au long weekend de Pentecôte, le lundi 1er juin.

À moins que… Les pouvoirs publics, opposés jusqu’ici au port du masque (sauf pour les soignants), font machine arrière. Le Directeur général de la santé l’a évoqué hier ou ce matin et les médias ont relayé la nouvelle. Mon compagnon m’a demandé de commander ce qui sera à coup sûr le précieux sésame pour retrouver la liberté. Avec une sérologie négative ou des anticorps venant attester de notre salubrité. Les dépistages vont demander beaucoup de temps, mais mon voisin, à l’occasion d’un examen de santé, a été contrôlé « sous le manteau » : l’infirmière lui a soufflé qu’il était sain…

Je finis ma journée de travail avec le recours au site MesPhotocopies.fr. Il m’en coutera 12,61 € pour confectionner les vingt-six feuilles recto verso que contient le récit de Pierrette et les lui faire adresser par La Poste. Mais pas avant mercredi prochain puisque le courrier n’est pas pris en charge les lundis et mardis. Ce serait un miracle si elle les recevait d’ici une semaine.

Tout est ralenti et pourtant… on survit.

Corinne Le Bars, écrivain public et biographe

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