Journal d’une bedworkeuse

Journal d’une bedworkeuse – épisode 19

Mardi 31 mars

La trêve aura été de courte durée : je me suis de nouveau réveillée anormalement tôt ce matin. Depuis mon lit-bureau, j’ai entendu les tout premiers chants des oiseaux, bien avant que le soleil ne se lève, et j’ai pu prendre une photo, fenêtre ouverte, de deux nuages rieurs se découpant au-dessus de la mer à l’aube. J’oublie toujours la différence entre aube et aurore, je vais consulter M. Gogol. Ah mince, flute, zut, Internet me fait défaut ce matin. Je suis contrainte d’opérer la consultation sur mon téléphone mobile. Mais la connexion est lente aussi, je devine plus que je ne lis que l’aube précède l’aurore, qu’il s’agit de la première lueur du soleil levant ou encore de la clarté diffuse qui commence à blanchir l’horizon, là où l’aurore désigne plutôt la lueur brillante et rosée qui précède immédiatement le lever du soleil. J’ai donc photographié l’aurore, point l’aube. C’est fou ce que le confinement m’amène à chercher des détails sans réelle importance. Je me jette sur le moindre mot, la plus petite image, la plus banale définition comme le misérable sur la moindre miette.

Je m’attaque ensuite à la paperasse : j’ai une facture à envoyer à Myriam, dont le premier virement est arrivé sur mon compte, je dois compléter le document comptable sur lequel j’inscris mes recettes et mes dépenses. J’aime ça, c’est une activité cadrée, routinière, sans stress, elle me donne la sensation d’être bien au clair dans ma tête, le sentiment du devoir accompli, elle prend un peu de temps parce qu’elle exige de la précision (ne pas se planter dans le numéro de facture, bien reporter le numéro de SIRET, celui de la préfecture, ajouter la TVA à 0 %, indiquer la remise, calculer le montant des cotisations sociales en appliquant le pourcentage de 5,5…), idéale pendant le confinement.

Comme je ne peux pas avancer, faute de réseau, je me plais à penser à l’après. Hier soir, pour la première fois, les nouvelles ont été un peu plus rassurantes : les courbes des trois pays d’Europe les plus touchés actuellement que sont l’Italie, la France et l’Espagne semblent s’aplatir, voir se tasser légèrement. La veille, les déclarations de l’Organisation mondiale de la santé étaient légèrement optimistes aussi. Et si le confinement n’était pas prolongé au-delà du 15 avril ? Nous aurions (j’aurais) encore seize jours à tenir. Mon compagnon m’a dit en souriant : « Je ne vais pas te voir pendant trois jours ! »

Je fais mentalement la liste de mes priorités (en ce moment, je fais des listes pour tout, car faire des listes occupe mon temps et me rassure : j’ai ça à faire, ça à acheter, ça à mettre dans mes albums, ça à ranger, ça à nettoyer) :

  • Aller serrer dans mes bras mes petits-enfants
  • Faire l’impression de son récit pour la vieille dame
  • Aller serrer dans mes bras mes petits-enfants
  • Reprendre des rendez-vous avec tous mes clients
  • Aller serrer dans mes bras mes petits-enfants
  • Rappeler les magasins qui devaient me livrer des meubles
  • Aller serrer dans mes bras mes petits-enfants
  • Fixer mes rendez-vous médicaux qui ont été annulés
  • Aller serrer dans mes bras mes petits-enfants.

En attendant, je vais faire une liste…

Une heure plus tard, Internet revient : je m’empresse de consulter ma messagerie. Une des membres du comité de rédaction de la Revue française de service social me propose de réduire l’appel à auteurs que j’ai proposé samedi pour le numéro à paraitre en décembre. S’il pouvait être publié très rapidement, cela me permettrait de l’envoyer dans mon réseau tout de suite après. Il faut profiter de ce temps libre, et parfois vide, dont disposent une majorité de travailleurs, pour qu’ils « sautent dessus » comme la misère sur le monde, à l’instar de moi sur les définitions fondamentales d’aube et d’aurore…

Comme je n’ai pas communiqué depuis longtemps avec mon second petit-fils, celui de 2 ans et demi (je l’ai vu par Skype samedi soir, mais que c’est long trois jours quand ils s’écoulent à la vitesse d’un escargot du troisième âge), je m’enregistre en racontant une histoire : il adore les chiffres alors je craque pour 1, 2, 3, les petits chats. Je joins les illustrations pour lui et le texte pour son grand frère s’il veut suivre en même temps.

L’après-midi, après une course à la pharmacie, je m’octroie une promenade dans un petit sentier qui part en face du supermarché et mène à gauche vers la ville balnéaire la plus proche, à droite vers le bourg de mon village. Pas le temps de faire la boucle, je dépasserais à coup sûr l’heure autorisée d’activité physique. Je cueille un bouquet de fleurs sauvages qui s’épanouissent près du bief que longe le chemin. J’en ferai un magnifique bouquet, dont j’enverrai la photo à ma fille et à mes copines, à défaut de leur en offrir un vrai.

Vers 17 h 15, je me connecte par téléphone à une réunion du comité scientifique qui prépare le colloque de Pau sur les récits de vie. Je suis heureuse également de sortir de la réunion avec des tâches à accomplir : envoyer aux organisateurs une petite notice biographique, le titre de mes ateliers, mes idées sur la synthèse finale ; faire parvenir aux participants au comité scientifique les appels à contribution de la Revue française de service social et de Dire Le Travail, comme je l’ai fait déjà en direction d’un certain nombre de membres de mon réseau. Une fois n’est pas coutume, je suis ravie de me projeter sur cette période de l’automne, alors que je la déteste d’ordinaire…

Corinne Le Bars, écrivain public et biographe

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