Des récits du travail

« Jamais forcer une vente »

À 17 h ce 1er décembre, quand tu arrives après quatre heures et demie de route, il fait nuit. Il pleut, bien sûr, à la limite du brouillard. Des milliers de points lumineux irisent le parebrise et te troublent la vision. Tu arrives quand même à mettre tes lunettes tout en conduisant. Chance ! Cette année tu reconnais le trajet compliqué au sortir de l’autoroute Montbéliard-Centre pour atteindre le Marché des Lumières, vingt-cinquième du nom.

Cette année comme l’an dernier, tu viens remplacer Jean, un ami très cher, dans la vente des savons artisanaux. Chalet de Noël n° 111. Vendre, c’est un métier que tu connais pas trop. Donc il te faudra penser le maitre mot : adaptation.

Sylvie, la vendeuse, t’attend. Elle est là déjà, depuis une semaine. Tu prends le relai. Jean, il y a quinze jours, a monté le chalet en bois, en raccourcissant l’étal, laissant ainsi un large espace pour se mouvoir entre le chauffage et la chaise haute, où il est parfois agréable de s’assoir. Tu dis « parfois » car tu sais bien que tu n’as guère l’occasion de t’assoir et que quand tu le fais c’est parce le chaland se promène ailleurs et que tu ne tiens plus sur tes pieds gelés.

Sylvie, toujours aidante, te montre l’intelligence du rangement des cartons de savons, dessous l’étal. Ton travail c’est alors mémoriser les noms des parfums, afin d’économiser tes gestes et tes contorsions au moment du remplissage des corbeilles, là-haut, offertes au regard. Miel, jasmin, framboise, lavandin… Exercice de mémoire visuelle et auditive, tu dis tout haut les noms en regardant leur place. S’adapter. S’organiser. Faire des économies de gestes. Faut que tu sois prête demain matin à recevoir la clientèle. Faut que tu aies l’air d’être une patronne, chez elle.

Heureusement tu connais les produits, tu as déjà vendu dans la boutique de Salers, dans le Cantal. Mais ici c’est une autre affaire. Peu d’espace pour se mouvoir. La lumière artificielle (dite de Noël). Froid, 5 ou 8 °C, au mieux, de 10 h 30 à 20 h. Surtout, tu le sais, ne pas allumer le poêle à pétrole, à longueur de temps ; sinon tu t’habitues et tu désapprends à lutter contre le froid. Le plus dur, ce sont les pieds ! Ah les pieds ! Trois paires de chaussettes et des chaussures aux semelles compensées ne suffisent pas.

Une épreuve redoutée : remplir de pétrole la cartouche du chauffage. D’abord sortir la cartouche… Bien observer son sens… C’est bien, il y a des détrompeurs. Sortir du chalet derrière, en coulisse et y transporter le gros et lourd bidon de ce pétrole qui pue… Prendre la pipette pour aspirer le liquide et le transporter jusqu’à la cartouche… Elle a deux embouts. Lequel faut-il mettre et dans quel réservoir ? Tu fais des essais… Mais ça ne marche pas. Tu le savais… Ça gicle. Il y a un niveau mais tu ne l’as pas vu à temps… Ça déborde. Et comme prévu tu t’en mets partout. Sur les mains, sur les vêtements. Ça sent mauvais. Au bout de dix minutes, tu appelles Jean. Il te manque les mots pour décrire ce que tu manipules. Tu t’embrouilles… Il t’explique. Et c’est vrai. « Bon Dieu mais c’est bien sûr », ça devient facile. T’es contente, même si tu es contrariée d’avoir eu besoin d’appeler au secours.

Tu le sais l’enjeu de ta présence ici, c’est montrer que tu sais faire, que tu résistes et peut-être que tu peux faire mieux que Sylvie la vendeuse professionnelle. Donc tu y retournes.

Une fois la place des choses repérée et connue (les savons, les sacs d’emballage, le cahier de notes, le stylo, le scotch, l’agrafeuse, les ciseaux, le doc-produits à glisser dans chaque sac), une fois ton petit espace maitrisé, alors tu peux attendre le client. C’est tout juste si tu ne te prendrais pas pour la caissière des boucheries d’autrefois, haut perchée sur sa chaise, derrière la caisse, les lèvres rouge baiser, exhibant ses bagues en or pour te dire que c’est bien elle la patronne. Elle qui récolte les billets de banque. Mais bon, là tu vends, c’est tout, et pour un autre, et ce n’est pas toi qui récolte la caisse.

Tu vends, c’est ton job. Dans ce domaine, tu sais déjà pas mal de choses. Tu sais quand et s’il faut apostropher le client. Attention, ne te trompe pas. Tu peux rater une vente. Tu sais sentir, deviner l’état d’esprit du client. Il veut parler plus qu’acheter ? Alors tu engages la conversation sur la météo, l’actualité. Quand il te parle politique, tu l’emmènes ailleurs car tu sais qu’il va geindre et se plaindre. Ça, tu n’aime pas beaucoup. Alors tu parles « philosophie apaisante », celle qui permet un autre regard sur le monde.

Tu vois ses gestes avec les savons. S’il renifle tous les parfums, sans délectation, à grande vitesse, tu sais qu’il n’achètera pas. Ne te fatigue pas. Tu n’oublies pas que tu n’es pas championne du bagout, « Tarzan de la houppette » comme dirait Higelin. S’il te questionne sur les produits, alors là tu embrayes de beaux discours sur leurs propriétés. Et tu parles, non pas comme un bonimenteur, mais comme un prof qui informe. Tu crois à ce que tu dis. « Jamais forcer une vente » : c’est le mot que Jean t’a appris.

En ce début décembre il y a peu de monde. Les visiteurs viennent, le soir aux lumières, se promener en chaland. Ils n’achètent qu’après le 15 décembre, fébriles, pressés qu’ils sont par ce Noël qui approche. Pour l’instant, tu es contente quand tu vends pour 3 €, 10 €. Tu t’ennuies même un peu. Les seules libertés que tu t’autorises, ce sont les toilettes. Tu aimes les toilettes. Aménagées dans des containers, elles sont privées, réservées aux seuls exposants, propres, parfumées et surtout hyper chauffées. Il y a même un miroir où tu peux voir les ravages du froid sur la peau de ton visage rougi. Alors tu sors de ta guérite pour papoter avec les autres exposants voisins, ceux complices de la même galère. Ceux à qui tu demandes de « jeter un œil » sur le stand quand tu vas aux toilettes. Ceux avec qui tu échanges des friandises. Ceux-là mêmes qui profèrent les mêmes litanies : « cette année c’est fou, ils ont le portemonnaie bridé. Ils ne l’ouvrent pas. C’est encore la crise ! » Litanies d’ouverture nécessaires pour embrayer sur des considérations politiques et sociétales, en mode café de commerce.

L’artisan, qui ne vend pas les produits qu’il fabrique, est vite blessé. Montbéliard est un des rares marchés où le potier, le « cuireux », le peintre, le bijoutier, le chapelier, la marchande de laine mohair et tricots, le pâtissier, le charcutier peuvent encore exposer. Il y a peu de « GIFI » « produits faits main chinois. » C’est la politique volontariste de la maire nouvellement élue.

Vendre dans le chalet de Noël, c’est aussi organiser ta vie quotidienne, dans l’espace de cet appartement où tu loges. Tu l’as découvert le premier soir. Lieu habité par d’autres dans l’année, il t’a été loué. Il te faut apprendre à faire fonctionner les objets : la machine à café, le thermostat, les rideaux roulants. Jamais pareil qu’ailleurs. Il te faut apprendre à maitriser le robinet de la salle de bains qui ne veut pas faire ce que tu lui dis. Il faut savoir vidanger le siphon de l’évier, qui dès le premier soir, prend ses aises en se bouchant ostensiblement. Et tu n’as pas de pince multiprise.

Le matin avant dix heures, en vitesse, tu fais des courses pour manger le soir. Chaque soir tu prépares la cafetière, tes affaires à prendre, tes couches d’habits, ton repas du lendemain. Sans radio, sans internet, il te reste la lecture dans le lit. Tu redécouvres, avec délectation, la langue d’Émile Ajar, alias Momo, La Vie devant soi. Tu as déniché sur une étagère des grands bouquins de photos, qui retracent la révolution industrielle, des premières plaques photographiques, à Mandeures, des premières voitures du pays Montbéliard-Sochaux. Et tu parcours ainsi la vie, en cette fin du XIXe siècle, des frères Peugeot, de la famille Japy. Ces grands bourgeois innovateurs qui ont entrainé toute une population paysanne à devenir ouvrière, « fière jusqu’à l’adoration de travailler pour les patrons ». C’est ce que disent les commentaires des photos ! Bienheureux ceux qui vivent dans le paternalisme des patrons de grandes industries. Tout est régenté de la vie domestique, économique jusqu’à la vie professionnelle, par le patron. Tu souris, dubitative !

Mais toi que fais-tu ? : tu travailles absolument gratuitement, pendant dix jours, dans des conditions difficiles ! Ton salaire ? C’est le plaisir du don, celui du service rendu à un ami très cher. Ton salaire ? C’est le challenge. C’est de faire le mieux possible un nouveau travail. Te prouver que tu peux encore réussir dans l’apprentissage.

Roxane Caty-Leslé