Des récits du travail

Jeune ingénieur

Dans une autre vie, j’étais jeune ingénieur. À cette époque, j’ai rencontré quelqu’un qui disait de lui : « Je suis un scientifique tombé de l’arbre ». Lui avait fait de la cosmologie. Je n’étais pas allé aussi loin.

À vingt-deux ans, frais émoulu de l’université avec le sentiment étrange de n’y avoir rien appris, j’entame ma recherche d’emploi. Diplômé en physique appliquée, je répugnais à accepter les offres généreuses qui fleurissaient alors, vers la fin des années 90 : des sociétés d’informatique au service des banques recrutaient à la pelle des ingénieurs pour effectuer des tâches ingrates mais stratégiques : mettre à jour tous les logiciels utilisés pour les opérations financières afin de s’adapter au passage à l’Euro et de se prémunir du « bug de l’an 2000 » — ce problème de conception des logiciels créés dans les années 70 avec seulement deux chiffres pour encoder les années, faisant ainsi passer les dates de l’année 99 à l’année 00, avec des résultats surprenants dans les calculs d’échéances et d’intérêts. Bref, je voulais me prémunir, moi, non du bug et de l’Euro, mais de l’ennui profond que j’anticipais à passer toute la journée devant un ordinateur au service d’un système informatico-financier que je ne connaissais pas et ne voulais pas connaitre. J’avais ma fierté.

Je finis par trouver un emploi d’ingénieur de recherche dans un bureau d’études du secteur nucléaire, pour un travail d’analyse de combustibles irradiés en centrale. Je vous explique en deux mots : dans les centrales nucléaires traditionnelles, les combustibles — en général de l’uranium, éventuellement mélangé à du plutonium — sont placés sous la forme de « crayons » : de longues tiges de quatre mètres de long gainées d’un métal dont je ne connaissais alors qu’à peine l’existence malgré mes cinq années d’études, le zirconium. Ces « crayons combustibles » sont placés dans le cœur du réacteur pour faire leur travail de production de chaleur, et puis enlevés au bout de quelques années, quand on estime qu’ils ont fait leur vie, c’est-à-dire qu’ils ont épuisé une bonne partie de leurs matières fissiles ; après quoi ils sont placés dans les fameuses piscines, qui visent simplement à laisser refroidir les crayons tout en laissant quelque temps pour que les éléments les plus radioactifs (américium, curium) se désintègrent en bonne partie et crachent leurs particules alpha dans l’eau qui en absorbe l’énergie. Il faudrait que j’annexe à ce texte un tableau dit de Mendeleïev qui classe les éléments chimiques, afin que vous puissiez repérer le zirconium (n° 40), l’uranium (n° 92), le plutonium (n° 94), l’américium (n° 95), le curium (n° 96). Mais si vous avez une connexion Internet et que ça vous intéresse, vous trouverez facilement.

Mon travail consistait à envoyer des échantillons de ces crayons combustibles dans des laboratoires d’analyse spécialisés après qu’ils avaient passé un certain nombre d’années en centrale, soumis à irradiation intense ; à recueillir les résultats d’analyse des différents laboratoires, sous forme de données chiffrées et de photos, et à compiler tout cela ; enfin, à produire un rapport écrit que la société qui m’employait vendait ensuite à ses clients, des gestionnaires de centrales. Les clients souhaitaient savoir si l’on pouvait allonger la durée d’utilisation des combustibles, pour faire un peu d’économies : il s’agissait donc de savoir quelles quantités de matières fissiles il restait au bout de tant d’années, mais aussi comment les matériaux eux-mêmes, à commencer par les gaines de zirconium, résistaient à la durée d’irradiation.

L’enjeu de ce travail était de rentabiliser un peu plus les filières et les infrastructures existantes, sans perspectives de développement ou de remise en question. Les rapports étaient à peu près les mêmes d’une série sur l’autre ; suivant les indications de mon chef et de mes collègues, je me calquais sur le rapport précédent en adaptant légèrement les conclusions en fonction des résultats de reçus. Aucune invention, aucune créativité là-dedans ; à tout le moins, je n’ai pas réussi à en placer.

Ces rapports étaient donc produits à bas cout : bas cout intellectuel pour ma part, et aussi bas cout financier parce que je n’étais pas très bien payé, en dessous même du barème syndical, par l’effet d’un obscur statut de « jeune travailleur » ou de « premier emploi ». Mon grand étonnement a donc été de découvrir les montants des factures adressées aux clients pour ces rapports : je ne me souviens même plus des montants tellement ils me semblaient faramineux par rapport à ma quantité de travail, même cumulée avec les factures des laboratoires d’analyse et des sociétés de transport de matériaux nucléaires dangereux.

Étonnement aussi de constater que les seuls clients à cette époque étaient des firmes japonaises ; le Japon, c’est ce que je me disais, semblait un des derniers pays à miser sur cette technologie désuète. Ils semblaient prêts à y investir des milliards, le prix auquel ils estimaient leur indépendance énergétique nationale. Nous ne vendions pas à la France, pourtant friande de nucléaire, qui avait probablement ses propres centres d’étude et ses laboratoires. Ce bureau où je travaillais était situé en Belgique.

À vrai dire, au tout début de mon entrée en fonction, le responsable du service m’avait confié des tâches plus attrayantes que ces rapports ennuyeux ; une petite mission de recherche, qu’il a vite laissé tomber — à moins que ce ne soit moi ? — bref, qui a fait long feu. Au bout de quelques semaines, j’étais pris dans une sorte de routine, de morosité, qui était sans doute pour une large part de mon fait, mais aussi, je crois, du fait de l’ambiance de l’entreprise.

J’ai compris petit à petit, à partir d’informations grappillées dans les couloirs de la part d’un délégué syndical, assemblées avec des éléments plus généraux que j’avais pu entendre ou lire à propos des politiques énergétiques dans divers pays, ce qui pouvait générer une ambiance aussi morose.

Je me souviens d’un jour où ce délégué syndical, pimpant jeune homme rond et rougeaud âgé d’environ soixante ans, parcourait les couloirs de bureau en bureau, un document à la main : c’était un graphique qui représentait l’évolution comparée, depuis vingt ou trente ans, de la masse salariale d’une part, des dividendes accordés aux actionnaires d’autre part. La masse salariale diminuait de façon tout à fait régulière, les dividendes augmentaient de façon tout aussi régulière.

Les effectifs de l’entreprise, à cette époque et tous services confondus, étaient d’une centaine de personnes : ils étaient près de trois fois plus nombreux seulement dix ou quinze ans auparavant. Douze ans auparavant, en 1986, c’était la catastrophe de Tchernobyl. Je me suis dit que, probablement, les investissements publics et privés dans le secteur nucléaire, massifs dans les années 60 et 70, avaient décliné brutalement à partir de cette période de la fin des années 80. L’entreprise en question aurait donc fait le choix de ne garder que les anciens salariés, ne recrutant presque plus de jeunes. J’avais croisé un seul autre travailleur de ma génération parmi la centaine qui peuplaient encore les bureaux. Tous les autres étaient nettement plus âgés. La moyenne d’âge, me dit un jour le délégué syndical, était de 52 ans.

Mon collègue de bureau, à peu près de cet âge-là, ou un peu plus, me saluait à peine en arrivant le matin. Il allait prendre un café puis s’installait à son bureau en y étalant largement son journal, qu’il lisait tranquillement. De temps en temps, il semblait travailler un petit peu, faire des choses sur son ordinateur à tout le moins ; puis il s’absentait du bureau pendant un certain temps, une heure ou deux, sans que je sache ce qu’il allait faire. Régulièrement, il était absent pour maladie pendant plusieurs jours ; et puis, de plus en plus souvent, pour plusieurs semaines.

Quelques mois après mon embauche, mon chef du service a commencé à me confier certaines des tâches de ce collègue de bureau, tâches qui prenaient du retard à cause de ses nombreuses absences. C’est là que j’ai compris son manque de motivation chez lui : il s’agissait de relever ou vérifier quelques données dans des tableaux de chiffres d’une taille infinie, travail aussi fastidieux et plus vide de sens que de vérifier les coquilles dans un annuaire téléphonique (je n’ai jamais fait ce travail, mais j’imagine…). Ce travail pouvait durer des heures pour un seul tableau, semblait ne jamais prendre fin.
Je ne connaissais pas l’histoire de ce collègue : je ne sais pas si ces tâches lui ont été confiées parce qu’il était démotivé et peu productif ; ou, à l’inverse, s’il a perdu tout intérêt pour son travail à force qu’on ne lui confie que des tâches de cette nature. Je pourrais me poser la même question pour ce qui me concerne : durant les premières semaines de mon contrat, j’étais très motivé, et mon chef de service me proposait certaines tâches intéressantes ; avec le temps, je me suis démotivé, et les tâches intéressantes m’ont été retirées, ou n’apparaissaient plus comme prioritaires. Mes responsables hiérarchiques n’ont jamais exprimé la moindre insatisfaction par rapport à mon travail : cette évolution ne ressemblait donc pas à une punition.

Quand j’ai présenté ma démission, au bout d’une grosse année, mon chef a semblé regretter mon départ ; mais c’est très mollement qu’il a tenté de me persuader de rester. Au fond, je crois que lui aussi avait déjà renoncé.

Nicolas Pieret