Des récits du travail

Début en trois couleurs

En blanc. Après quelques semaines en France, comme tous les Égyptiens, je faisais de la peinture. Toi tu aimais bien me voir en salopette blanche, mais moi, je détestais ça, la peinture. Bien sûr c’était au noir. Des gars, ils avaient des étages à faire, ils te prenaient, pour l’étage. La préparation c’est ce qui demande le plus de soin. Pour préparer, les couches d’enduit gras à la truelle, tu prends deux truelles et tu fais glisser l’enduit de l’une à l’autre jusqu’à ce que ce soit bien lisse, ça fait un bruit comme tchip tchip ; petit à petit, tu projettes sur tout un mur, puis ponçage, et de nouveau enduit, puis ponçage. L’enduit j’aimais bien, faire tranquillement le travail comme il faut. C’est un travail où t’es en blanc, mais le ponçage et la peinture, j’avais toujours l’impression d’être sale. Après, pendant des semaines, le plus gros du travail c’était de courir après l’argent. Rendez-vous ratés, t’y vas en métro et t’as peur de te faire arrêter, des avances maigres, si t’étais payé après deux semaines t’étais content, des fois deux mois, trois mois à courir après un gars sans scrupules, qui des fois ne payait pas du tout.

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En blouse bleue sur la photo. Je suis fier parce que je dirige une machine. Je suis en France, même si je ne parle pas français. Je suis tranquille, j’ai des papiers, un salaire. Je ne comprends pas les gens, mais la machine, oui, je la comprends. C’est mon premier vrai boulot, c’est dans une cartonnerie. La langue, je la parle comme un handicapé, mais la machine je la comprends, c’est la seule chose dont je comprends la langue. C’est un peu mon métier, avec ce que j’ai appris en Égypte. Le chef de l’atelier m’a expliqué comment régler en deux trois jours, puis la machine a été à moi. Je fais les réglages, et je suis ce qui se passe, du début à la fin. Les réglages c’est quelque chose qui rentre dans les détails de la machine. Si je règle bien ou si je règle faux, la réponse de la machine n’est pas la même. La machine fait cinq ou dix mètres, et moi je suis, je vérifie, pour que les cartons qui rentrent d’un côté sortent impeccables, on dit bien « habillés », à l’autre bout. En haut, sur le toit, il y a des feuilles imprimées. En bas, dans le tonneau, c’est la colle. Elle doit être à la bonne température, et elle tombe comme de l’eau sur les rouleaux, ça c’est mécanique et ça marche plutôt bien. Pour les rouleaux, mon seul travail c’est à la fin de ma journée, de vérifier qu’ils sont bien propres, et de finir de les nettoyer à l’eau. La machine c’est comme un long tunnel, avec plusieurs cellules électroniques qui captent au passage des cartons la bonne longueur, la bonne largeur et toutes les bonnes mesures pour que les feuilles imprimées soient bien pliées sur les cartons. Et ça c’est plus délicat.

Le truc rouge, c’est comme une règle avec une vis qui peut entrer plus ou moins à l’intérieur du tunnel. Moi, selon la série de cartons, je dévisse, et je mets les bonnes mesures pour la série qui arrive. Il y a des soufflets aussi, qui aspirent les feuilles imprimées. Là, il y a des vérifications fréquentes. C’est rare que ça marche plus d’une heure, une heure et demie sans réglages. La colle et le caoutchouc ne font pas bon ménage. Souvent, je dois enlever les soufflets, les nettoyer et les poser à nouveau. Si je vois une feuille pas bien droite, ou un carton pas bien habillé, j’arrête tout, je règle à nouveau. Des fois, ça se coince sur le tapis — on l’appelle la chaine — comme pour les voitures ; au bout de la chaine, il y a une fille qui récupère les cartons et les range, un à un sur des charriots. Quelques fois, c’est elle qui me fait signe qu’il faut arrêter. C’est une petite usine, mais moi je suis content parce que j’ai ma machine et je suis dans la vie… en bleu.

Propos de Sayed Abdelgaber, recueillis et mis en texte par Sylvie Abdelgaber