Des récits du travail/Métiers de la mer

Entre deux marées

Robert élève des moules de bouchot à la pointe de Pen Bé, près de l’estuaire de la Vilaine. Cela veut dire qu’il doit s’intéresser autant à la biologie marine qu’à la mécanique et à la gestion financière de son affaire. Mais il lui faut d’abord s’accommoder des marées, des prédateurs, de la météo et des pollutions. Il est polyvalent : c’est un mytiliculteur.

Ce qui gouverne mon métier de mytiliculteur, c’est la marée. C’est son rythme mensuel qui organise mon calendrier de travail. Sur un mois, il y a deux semaines de grandes ou de moyennes marées pendant lesquelles, weekend compris, je peux accéder aux parcs à moules avec les tracteurs. Là, mes activités sont différentes selon les saisons : entre décembre et juillet, c’est la préparation et l’entretien des bouchots ; entre juillet et décembre, c’est principalement la récolte et la commercialisation des moules.

© Robert Communal

© Robert Communal

La marée rythme mon calendrier, mais aussi ma journée de travail. Il y a deux marées par jour, donc toujours une dans la journée et l’autre la nuit. Lors des forts coefficients, sur les côtes de la façade atlantique, la mer est basse aux environs de midi. Il y a un vieux dicton local qui dit : « En marée de vives-eaux, à midi le bas d’eau ». Avec mon employé, on va donc être au bord de l’eau vers 10 h, 10 h 30, c’est-à-dire deux heures à deux heures et demie avant. Là, il faut que tout le matériel soit prêt selon le travail qu’on a à faire dans le temps où les parcs découvrent. En cette fin avril, on est en train de finir de tendre 80 km de cordes en coco entre les pieux. C’est sur ces cordes que les larves de moules vont se fixer et former du naissain qu’on enroulera plus tard autour des pieux au fur et à mesure qu’on prélèvera les moules matures. Dans un peu plus d’un an, ces jeunes moules auront atteint la taille requise pour être commercialisées.

Quand on doit remplacer les pieux, on emmène un engin composé d’une motopompe et d’une lance en acier qu’on appelle une « ficoire ». Sous la pression, le jet d’eau creuse la vase et forme un trou régulier dans lequel on place le pieu jusqu’au tiers de sa longueur. La marée montante se chargera de colmater l’interstice et le pieu tiendra.

Pendant tout ce temps, j’ai toujours un œil sur ma montre. Il y a vraiment un chrono. Il faut en permanence savoir où en est la marée : si elle descend, si elle monte. Parfois, je change mon fusil d’épaule : si le vent se met à l’ouest et qu’il se renforce, la mer descend moins. Si c’est un vent de terre, c’est un vent qui sèche les fonds et qui pousse la mer plus au large. On va pouvoir travailler plus, dans des endroits qui sont plus bas dans l’estran. C’est ça aussi le truc. Parfois, je descends et puis, ben non, on ne va pas là, on va à tel endroit. Mais il faut avoir prévu le matériel qui correspond aux différents travaux possibles.

© Robert Communal

© Robert Communal

Dans tous les cas, il faut être vigilant, et réactif. Si le tracteur commence à s’embourber, ce n’est pas le moment de stresser. C’est là qu’il faut savoir exactement ce qu’il y a à faire, le faire vite et avec efficacité. Parce que la mer monte. Il faut savoir rapidement si on a les moyens de s’en sortir tout seuls. S’il faut aller chercher un voisin, tu cours sans te poser de questions. Il arrive que le tracteur reste dans l’eau. Tant pis : tu débranches la batterie, et puis tu laisses, tu dis au revoir… Le lendemain, tu vas chercher le gars qui fait du terrassement, c’est lui qui vient. Même si on l’appelle de nuit, il va venir et il va sortir l’engin. Ensuite il faut vider l’hydraulique, le gasoil et puis rincer et re-rincer. Et puis, ça repart. Une fois, quand je travaillais avec mon père, j’ai oublié un tracteur. On faisait une marée de nuit, on s’en est aperçu le lendemain. Je me suis fait engueuler. On l’a retiré et il est reparti.

Mais il ne suffit pas de maitriser le temps et la mécanique, il ne suffit pas de connaitre le cycle des moules, leur mode de reproduction et de bien gérer tout ça : il faut aussi que je me protège des prédateurs. Les moules peuvent être attaquées par les goélands qui viennent se poser, la nuit, à marée descendante, sur le sommet des pieux. Au fur et à mesure que la mer baisse, ils nagent tout autour et becquètent les naissains tout tendres et croustillants. Alors on coiffe les pieux avec des poches à huitres pour limiter les dégâts ou bien on utilise des systèmes d’effarouchement.

Sous la surface, il y a les bigorneaux perceurs : ce sont des mollusques du genre « murex » qui sécrètent un acide qui dissout le calcaire de la coquille de moule. Ça fait un petit trou très propre comme un trou d’aiguille. Quand il a percé, le bigorneau envoie une enzyme qui pré-digère la moule dans la coquille dont il aspire ensuite tranquillement le contenu. Si les pieux ne sont pas nettoyés correctement, ces bigorneaux perceurs font du dégât.

Tout en bas, sur le fond, il y a les étoiles de mer. Elles, elles n’aiment pas se retrouver à sec lors des grandes marées. Elles vont au large, donc, on ne va pas trop les voir. Mais elles viennent aux mortes-eaux. Avec leurs petites ventouses, elles enveloppent la moule ou l’huitre et écartent les deux parties de la coquille. Puis, quand l’espace est assez large, elles introduisent leur estomac à l’intérieur. Elles choisissent les plus grosses moules. Ça peut faire du dégât sur les pieux.

Mais tous ces prédateurs ne sont pas présents partout. J’ai un parc à Pen-Bé où il n’y a ni bigorneaux ni étoiles de mer. Et les goélands ont leurs zones de prédilection.

Enfin, je suis tributaire de la qualité des eaux qui peuvent, certaines années, se transformer en une véritable soupe d’algues vertes, ou contenir des planctons comme le dinophysis : la moule s’en accommode mais ça rend malade ceux qui la consomment. Dans le même genre, il y a le gymnodinium qui tue la moule en bouchant ses branchies. Tous ces organismes trouvent leurs nutriments dans les eaux de ruissèlement qui transportent les nitrates déversés sur les terres de culture. Dès que la température de l’eau s’est élevée et que l’ensoleillement est suffisant, on assiste à une explosion phytop-planctonique contre laquelle on ne peut rien faire.

© Robert Communal

© Robert Communal

Heureusement, depuis trois ou quatre ans, les choses semblent s’être nettement améliorées. Cette année, comme on a eu un hiver très pluvieux, les sols ont été lavés : on ne devrait pas avoir de problèmes d’algues et de plancton. Mais il y aura toujours autant de touristes. Comme il y a foule, l’été, sur la côte, à un moment donné, les systèmes de traitement des eaux usées sont saturés. Ça déborde. Et on se retrouve avec des contaminations de coliformes.

En ce moment, il y a une mortalité des moules qui touche les Charentes, la baie de l’Aiguillon, la Vendée, La Plaine-sur-Mer, ainsi que les côtes qui se situent au nord de chez nous. Nous on n’a rien : ça a sauté l’estuaire de la Loire et de la Vilaine… On ne sait pas trop ce que c’est. Sur les côtes nord de la Bretagne et en Normandie où les eaux sont plus froides, il n’y a pratiquement rien non plus. C’est une question de température d’eau. Un demi-degré de différence peut suffire pour passer un cap et avoir une concentration qui devient problématique. Tout cela est complexe. On subit plus qu’autre chose.

C’est pour ces raisons que, lorsqu’elles sont remontées des parcs, on passe les moules une première fois dans les machines pour les nettoyer rapidement et effectuer un premier tri. Puis on les met à purifier dans les paniers qu’on plonge dans les bassins où l’eau est brassée et oxygénée. Le matin sur les coups de 5 ou 6 h, on les sort et on fait un deuxième passage en machine pour finir de les trier et de les nettoyer. Et là, elles sont super propres.

L’emballage du matin, c’est un peu comme la marée, c’est un moment qui est fort. Il ne faut pas qu’on se plante : mettre en sacs, vérifier que les quantités sont conformes aux commandes, et que ça part à l’heure. Tout ça en deux heures, deux heures et demie.

Quand le camion arrive, il peut embarquer les moules « trad » (traditionnelles) qui ont gardé les filaments qu’elles secrètent pour s’arrimer à leur support et qu’on appelle le byssus, ou les « PAC » (prêtes à cuire) auxquelles une machine spéciale a arraché le byssus et qui sont plus fragiles. Les PAC sont envoyées surtout dans les grands restaurants où elles sont cuisinées aussitôt arrivées.

Ce qui me passionne c’est d’être parfois sur l’eau, parfois sur un tracteur, les mains dans la mécanique et le lendemain de mettre une petite chemise pour aller voir un client. C’est génial. J’adore pouvoir tout faire même s’il y a des choses que je préfère dans le métier.

Le meilleur moment, c’est quand on rentre de la marée, qu’on ouvre le frigo et qu’on se fait un petit blanc parce qu’on a bien bossé. On lâche le coup de speed, on se met à rigoler, à se chambrer, ça c’est vraiment un bon moment.

Et puis, quand on le peut, on ne se prive pas de prendre le bateau pour faire le trajet entre nos hangars et les parcs. C’est marée descendante, le « traict » de Mesquer s’ouvre sur le large, le sable est luisant sous le soleil, nous, on est en pleine lumière et c’est là qu’on travaille. On a quand même une sacrée chance…

Robert Communal
Propos mis en récit par Pierre Madiot


Robert a succédé à son père qui lui a appris le métier. Il est assisté d’un employé en CDI. Ses principales sources de revenus sont :

  • la vente des moules de bouchot (à partir du 15 aout),

  • la vente du naissain (les premières rentrées de l’année, à partir de juin) aux producteurs des côtes situées au nord,

  • le négoce  de moules achetées à d’autres mytiliculteurs dont les parcs, situés plus au large, sont précoces,

  • un peu d’huitres.

On distingue plusieurs modes de production des moules :

  • les moules de pêche : celles qui sont au fond de l’eau. Elles sont en concentration, trop nombreuses, donc mal nourries.

  • la moule de parc : on les laisse au fond mais on choisit un endroit favorable

  • les moules de cordes : des moules de filières, en pleine mer. Celles-ci sont plus grosses parce qu’elles sont toujours immergées.

  • les moules de bouchot (les meilleures). Cette moule subit le marnage, ce qui donne son gout particulier

Il y a deux espèces de moules : celles que Robert élève sont des mytilus edulis qui ne se reproduisent pas au nord de Brest, c’est pourquoi il vend du naissain aux mytiliculteurs des côtes de Nord-Bretagne et de Normandie ; les autres sont des galloprovincialis, qui n’ont pas le même cycle et qui n’ont pas les mêmes qualités gustatives.