Des récits du travail

De la corvée d’eau à Tunis au hammam à Givors : une vie de travail #6

La découverte de l’hiver, du jardinage (encore du travail !) et d’un nouveau métier.

La première chose que j’ai faite en arrivant en France c’est acheter une machine à laver. Un jour, j’avais fait la lessive et quand je suis sortie de la maison pour étendre le linge, ça va, le linge était bien mou. Il faisait très froid, il y avait du verglas. J’ai secoué ma blouse de travail, je l’ai claquée devant moi, elle était en nylon et là d’un coup, ça l’a glacée tout de suite, elle est devenue toute dure, comme du caoutchouc, on aurait dit un fantôme. J’ai eu peur ! À Annie, une voisine qui passait par là, je lui ai demandé ce qui se passait. Elle était morte de rire ! C’est jamais arrivé, en Tunisie, même s’il fait un peu froid.

J’avais une machine, mais quand je voulais laver des grands trucs comme des couvertures, comme les laveries avec des machines pour huit ou seize kilos n’existaient pas, j’allais au lavoir, sous le pont où passe le train. Moi ça m’amusait de rester vers les femmes, j’aimais bien, c’était toutes des Algériennes, c’était mes copines. J’aimais bien entendre parler des histoires. Sans me mêler des histoires des autres, je suis curieuse.

Un dimanche, en 1979, on avait travaillé toute la semaine, même le samedi, pour faire des heures supplémentaires. J’ai ouvert la fenêtre, j’ai vu tout blanc j’ai pris peur ! J’ai dit à Mohamed « Mohamed, réveille-toi, c’est tout blanc ! » Il m’a répondu : « C’est rien, ça, c’est de la neige ». « C’est quoi, la neige ?!? » Il m’a dit que c’était comme ça, en France, en hiver, il tombe de la neige. Petit à petit j’ai pris l’habitude…

Au village j’ai commencé à faire un jardin. C’est les Portugais qui m’ont appris, ils étaient nombreux, ils savaient bien faire le jardin et l’élevage de lapins. Je n’avais jamais fait ça de ma vie, j’habitais au centre-ville de Tunis. Ceux qui voulaient un jardin devaient payer cent francs par an au patron pour un grand morceau de terrain et on payait l’eau. Les graines, c’est pas cher. J’élevai des lapins, des coqs, des poules. J’ai appris qu’il faut séparer le lapin mâle de la femelle dès qu’elle est enceinte, quand elle commence à construire son nid, avant qu’elle fasse des petits parce que sinon le mâle leur fait mal. On avait des cages en bois. En haut les lapins, en bas les poules. Elles faisaient tellement d’œufs, on ne savait pas à qui les vendre ! Je suis arrivée à soixante-dix poules. La viande, gratuit, les œufs, gratuit, les légumes, gratuit. On économisait. J’ai compté combien je gagnais par mois, à peu près 30 euros d’aujourd’hui. On ne dépensait pas notre paye. C’est comme ça que j’ai construit ma maison en Tunisie. Maintenant, 30 euros, tu ne remplis même pas ton charriot au supermarché…

Au jardin je plantais toutes sortes de légumes : des cèleris, des carottes, des épinards, des tomates, du persil, tout ce qu’on mange, quoi. Admettons les carottes, j’ai dit au Portugais : « Montre-moi ! ». Pour que toutes les graines ne soient pas dans le même trou, tu les mets dans le creux de la main, et puis il faut en mettre plein dans sa bouche, elles s’accrochent à la langue et on replie la langue et on pousse très fort et on crache par terre, en visant le carré pour qu’elles soient bien séparées. Comme de l’air avec un rouleau compresseur, prrchsuit ! On avance un peu plus loin et on recommence. On fait ça pour les toutes petites graines. Pour savoir où on a semé, on plante un bâton et on accroche l’étiquette. Je trouve ça génial, de voir comment ça pousse ! On faisait ça après le travail, avec mon mari. Lui, il coupait l’herbe.

Quand on avait fini la récolte de haricots ou de petits pois, je faisais les conserves pour l’hiver. J’achetais les bocaux, je les nettoyais bien, on n’avait pas de congélateur. Il n’y avait pas de perte, comme ça. Tout le monde ramassait du bois pour ne pas gaspiller le gaz, on se mettait dehors, on faisait du feu sous une marmite, on faisait bouillir les bocaux vingt minutes pour bien les conserver. On les ressortait, ils refroidissaient et ensuite je les rangeais sur les étagères. Quand on avait trop de persil je le jetais, je ne trouvais personne pour acheter ça. Tout le monde cultivait la même chose. Je n’avais presque pas de menthe, dans le jardin, je faisais du thé rouge pour mon mari. Moi j’en bois, mais sans plus. Je préfère le thé vert à la menthe des Algériens, maintenant. Le thé rouge, c’est fort, c’est comme la tête de mouton, il faut le faire cuire très longtemps sur le feu. La tête de mouton, il faut la faire cuire sans couvercle. J’adore ça, la langue, on mange tout dans la tête. Je mange aussi la tête de chameau, tout ce qui bouge. J’ai aussi bu du lait de chamelle.

J’ai toujours beaucoup travaillé. Jour et nuit même, pour que personne ne vienne taper à la porte me dire que je devais quelque chose ou qu’il manquait quoi que ce soit. Tout en m’occupant de mes quatre enfants. Ils étaient chez une nourrice. Quand je rentrais du travail, le soir, première chose, m’occuper de mes gosses. Comme je travaillais en équipe, quand je finissais à 13 h, je partais au hammam avec ma casserole de cire et je faisais des épilations. J’ai toujours eu deux travails. La veille je recevais un coup de téléphone et je savais combien j’avais de rendez-vous. Avec cet argent et les allocations familiales, je payais la nourrice, le loyer, les factures, je ne vivais qu’avec ça et toute ma paye servait à construire une maison secondaire au centre de Tunis pour mes enfants. Je ne payais pas d’impôt parce que je vivais toute seule. Comme ça, quand mes enfants partent en Tunisie, ils ne vont pas trainer chez les autres. Avant la maladie de ma fille j’ai pensé aller prendre ma retraite là-bas, plus maintenant, je ne peux pas la laisser en France.

Une assistante sociale m’a demandé un jour si je voulais travailler avec elle deux heures par jour car elle trouvait que je dirigeais bien ma vie, je ne demandais jamais rien à personne, je m’occupais bien de mes quatre enfants. Je n’ai pas voulu, je n’avais pas le temps.

J’ai déménagé dans la ville d’à côté en 1980 car comme j’avais le permis, je pouvais aller travailler en voiture et je me suis acheté une maison en 1992.

Malika
Propos mis en récit par Martine Silberstein


Prochain épisode, vendredi 3 juin : L’heure de la retraite a sonné ! Malika va devoir s’arrêter ! Mais le pourra-t-elle vraiment ?