Vu. lu

Écouter, et agir

À propos du documentaire Les oubliés de la Belle Étoile (Clémence Davigo, Alter Ego Production, 2023), diffusé sur la plateforme Tenk.

Les situations évoquées dans ce documentaire sont terribles, portant sur des souvenirs intimes, traumatiques, ceux d’une enfance gravement maltraitée, dans un « centre de redressement » catholique dans les années 1960. Il soulève des questions considérables, quant au statut de l’enfance dans nos sociétés occidentales, aux maltraitances institutionnelles dans des établissements dits « de correction », dépendant de l’État ou de l’Église, à la liberté laissée à des directeurs, en l’occurrence un abbé, ou à des surveillants, en l’occurrence des prêtres, de se livrer à leurs pulsions sadiques.

Dans le cadre de ce billet, je me limiterai à commenter ce qui m’a particulièrement touché dans ce documentaire par rapport à nos activités à Dire Le Travail : comment susciter, accueillir des paroles, individuelles, collectives entre pairs, ou encore dans un cadre plus institué, voire institutionnel ? Comment ne pas se contenter de les écouter, pour en faire des ressources pour celles et ceux qui nous les adressent ?

La documentariste a manifestement su gagner la confiance des témoins, pour qu’ils en viennent à raconter ces souvenirs si peu partagés, et même leur adhésion à son projet d’en faire un film public. Ce sont des décennies de mutisme qui se brisent devant la caméra. Le montage manifeste la délicatesse avec laquelle ces paroles ont été écoutées : le spectateur fait progressivement connaissance avec les personnages, prend peu à peu la mesure de ce qu’ils ont vécu. Pas de déballage face caméra, en entretien face à face, avec questions et réponses. Le spectateur assiste à des retrouvailles amicales de vieux copains, des repas partagés, empreints d’émotions. Les propos sont pudiques, parfois à distance, parfois au cœur de la souffrance. Des confessions poignantes alternent avec des moments de détente, ou encore de lourds silences.

Le dispositif est nécessairement artificiel, et le spectateur que je suis n’oublie pas qu’il y a la caméra, et donc une personne derrière la caméra, sans doute un technicien son et lumière. Mais je ne perçois pas non plus des paroles apprises, répétées, énoncées dans des scènes préparées. Il y a un dispositif de tournage, mais aussi des personnes qui l’acceptent, qui l’investissent pour nous dire ce qu’elles ont sur le cœur.

Autre dispositif de prise de paroles, qui apparait au cours du documentaire : une « cellule d’écoute » mise en place par le diocèse, à la suite d’une sollicitation des victimes. Un couple de retraités, bénévoles, mobilisant tant bien que mal leur expérience de conseillers conjugaux, entendent les récits de ces maltraitances, de ces parcours de vie abimés à jamais. On ne doute pas de leur bonne volonté. On perçoit leur embarras à écouter ces gens de leur génération, aux enfances ravagées par l’institution qu’ils représentent. Ils écoutent, de leur mieux, c’est ce pour quoi ils sont mandatés, sans être en situation d’engager une conversation entre pairs, sans être non plus dans un entretien thérapeutique.

Devant l’ampleur de l’affaire, l’évêque du diocèse accepte de recevoir un groupe de témoins. Encore un autre cadre de parole : les victimes sont confrontées à une personne à responsabilités, qui a un pouvoir de décision (quant à une reconnaissance officielle de son institution, par exemple avec le dépôt d’une plaque commémorative, d’éventuelles indemnités). Et l’enjeu semble bien alors de ne pas trop décider, d’écouter, certes, mais pour neutraliser la charge de scandale, de remises en cause que portent ces témoignages.

Le décalage est donc fort entre le tact du travail de la documentariste, et les dispositifs patauds, voire calculateurs de l’institution. Décalage très clair également, pour moi en tout cas, sur les questions des actions possibles sur la base de la révélation de ces faits. Ce qui est arrivé est terrible, ce peut être un soulagement que de pouvoir en parler des décennies plus tard, mais pour en faire quoi ? Quels bénéfices à brasser ces évènements lointains ? À quoi bon toutes ces paroles ? Ne risque-t-on pas de raviver les souffrances, en se heurtant à de l’incompréhension, à l’indifférence des institutions ?

Les réponses me semblent du côté de l’activité, au-delà de l’écoute. C’est bien ce que nous recherchons dans notre entreprise coopérative : parler pour agir, sur soi, sur les autres, avec tous les autres.

Et, mine de rien, le film déborde d’activités. La documentariste est discrète (aucune voix off), mais bien sûr omniprésente, et on devine l’immense travail pour mettre en relation ces personnes, les engager dans le projet. Les témoins font manifestement beaucoup plus que témoigner : ils se sont recherchés des décennies après les évènements, se retrouvent à proximité des lieux, s’organisent pour contacter le diocèse, constituer des délégations, élaborer des revendications. L’un d’entre eux fait un travail considérable de reconstitution des lieux, avec une maquette informatique. Ces personnes ne se contentent pas de parler au micro qui leur est tendu : elles prennent la parole autant qu’on la leur donne.

Et c’est bien ce qu’on pourrait attendre d’une institution soucieuse d’assumer ses responsabilités, et pas seulement de se préserver. J’aurais bien imaginé, vœu pieux, Monseigneur l’évêque et sa cellule d’écoute mobiliser les ressources de son institution pour soutenir l’organisation du collectif, pour encourager toutes sortes d’activités : documenter ces épisodes sombres de l’histoire pour pallier à la destruction des archives, entretenir la mémoire de ce qui s’est produit, organiser des instances de réflexion, des rencontres publiques sur ces questions de maltraitances des jeunes, de violence abjecte d’adultes pourtant censées être éducateurs, de lâchetés ordinaires et de complicités passives qui autorise ces violences. Il y a du travail, mais voilà bien du travail susceptible de faire du bien aux personnes, d’être utile à notre société.

Patrice Bride