Manager et ménager

Des chiffres et des hommes

Des hommes, et surtout des femmes dans ce service de comptabilité. Des chiffres, et aussi beaucoup de textes, dans la jungle de la législation sociale.

Les huit techniciennes de paie que j’encadre font 2800 bulletins de salaire chaque mois, en multi-conventions collectives, et des petits travaux comme des déclarations préalables à l’embauche. Je n’ai que des filles. J’ai eu deux garçons à une époque, mais ce n’est pas un métier pour les hommes, ils ne sont pas assez rigoureux. Au début je faisais comme elles, aujourd’hui je fais « le social » : je rédige les documents qui ont trait aux salariés des entreprises clientes, comme des contrats de travail, des lettres d’avertissements discipline, des lettres de licenciement, les documents pour les élections des délégués du personnel.

Nos clients sont des entreprises d’un à trois-cents salariés : du pâtissier à des entreprises de la métallurgie ou du bâtiment. Dans les grosses entreprises, il y a des comptables sur place qui font une partie des tâches, et ils nous confient le reste : les fiches de paie, les charges sociales, les déclarations d’Urssaf. On peut s’occuper de tout, y compris générer les prélèvements pour payer les charges sociales aux différentes caisses : Urssaf, retraite, prévoyances.

Mon quotidien, ce sont les urgences. Le matin quand j’arrive, je ne sais pas ce que j’aurai à faire. Un client m’appelle pour lui faire une lettre recommandée de mise à pied, qui doit partir dans la journée. Ou bien : « Demain j’embauche, il me faut un contrat de travail. » J’ai rédigé des matrices pour tout ce qui est commun et obligatoire, ensuite je mets ma patte en fonction de ce que demande le client : par exemple une clause concernant le véhicule de fonction, une clause de non-concurrence de discrétion d’objectifs commerciaux. Pour les sanctions disciplinaires, le patron m’explique ce qui s’est passé et moi je mets en place la procédure, je rédige les différents courriers : convocation, notification de mise à pied, voire licenciement. Ça peut être une question très précise : combien de temps peut se prolonger un mi-temps thérapeutique ? Est-ce que le salarié va passer en invalidité ? Est-ce que je peux la licencier ?Ce que j’aime dans mon travail, c’est le plaisir d’affronter des situations variées, avec souvent une bonne dose d’adrénaline. Il y a des questions complètement tordues, encore jamais vues même avec vingt ans d’expérience : « Mon salarié se marie au Maroc, a-t-il droit à un congé alors qu’il n’a pas fait de déclaration ? » Il faut sans arrêt que je me documente dans le Code du travail et la jurisprudence. Je navigue entre le droit du travail et les besoins énoncés par le client chef d’entreprise.

D’un autre côté, j’ai les filles à gérer. Elles me consultent sans cesse, pour savoir ce qu’il faut faire. Elles viennent se rassurer : certaines d’entre elles sont jeunes dans le métier et manquent encore d’expérience ; pour d’autres c’est plus facile de demander que de chercher… Parfois ça chauffe ! Quand elles font des bourdes, je rame. L’une a fait une erreur sur une fiche de paie, ou bien a oublié une déclaration. Je leur demande de m’expliquer ce qui s’est passé. Le client m’appelle et je stabilise la situation en m’excusant platement. Je régule. J’ai pour principe de défendre les gens que j’encadre, vis-à-vis des clients et de mon employeur. En ce moment, en janvier, ça arrive très souvent. On est en période de déclarations annuelles des données sociales qui récapitulent tous les salaires de l’année, et il faut les envoyer à la CRAM. Ce sont ces données qui vont alimenter les déclarations d’impôts. Il faut donc qu’elles fassent toutes les déclarations en un mois, en plus de leur travail habituel. Ça représente beaucoup d’heures supplémentaires.

J’essaie d’installer une solidarité entre elles. Le bureau n’est pas un nid de crabes, elles s’entendent bien. Elles mangent ensemble, mais c’est dans la salle de réunion, sans micro-ondes, les pauvres ! Il y a une cantine, mais il faut sortir des lieux. Je ne mange pas avec elles. Je garde mes distances, on n’est pas des copines. Je dis toujours : « Si les salariés sont bien, ils travaillent bien. Les gens qui viennent la boule au ventre, ça ne marche pas. » Elles ont des horaires souples, étant annualisées à 35 h en moyenne avec des périodes hautes et basses. Elles se font un calendrier et récupèrent les heures en moins ou en plus. Quand il faut qu’elles sortent avant, pour un gamin malade, elles me demandent et j’accepte. Je pense avoir réussi cette relation. Ça, je le retrouve. Pour Noël j’ai un cadeau et elles disent ce qu’elles pensent de moi à la direction.

Moi j’aime les gens. À partir du moment où je travaille avec des gens contents, ça me va. Quand on est revenu de vacances, l’an dernier, tout le monde faisait la gueule. Ça a duré un jour, pas plus. J’ai dit : « Réunion demain à 8 h. Qu’est-ce qui se passe ? » En fait, la veille du départ en vacances, le président du directoire avait déclaré qu’il ne réembaucherait pas une personne en contrat professionnel, qui nous avait bien aidés auparavant. « On est en sureffectif. », avait-il dit, ce qui revenait à dire qu’on ne travaillait pas assez. À cela s’ajoutait l’installation annoncée d’un nouveau logiciel, capable de faire 600 paies par mois alors qu’elles n’en font que 400 : cela signifiait qu’il faudrait prendre plus de dossiers, ou licencier. Elles avaient toutes passé des vacances pourries, à cause de cet homme qui ne sait pas communiquer. Les filles s’y sont mises comme des folles pendant un an pour recréer les fichiers dans le nouveau logiciel. Cela s’est passé en douceur, sans trop de maladies, ni burn out. Mais tout cela sans reconnaissance du patron. Sa politique, c’est de mettre un coup de stress. Peut-être que cela marchait il y a cinquante ans, mais plus aujourd’hui.

Ce qui me fait rester, c’est mon indépendance. J’ai, bien sûr, des contrôles de l’URSSAF sur les documents que je fournis. Le contrôle se fait sur trois années de paie et de charges sociales. Si un client ne veut pas payer de charges sociales, il donne des frais de déplacement à son salarié. S’il ne les justifie pas, alors il est redressé. J’assiste à ces contrôles, toute la journée, en faisant la plante verte, je ne fais rien d’autre que d’être là, ou en essayant de les occuper, en bavardant, pour éviter qu’ils contrôlent trop… Autre épée de Damoclès : les prudhommes. Le salarié peut les saisir, que ce soit pour un problème de procédure ou pour contester le fond de l’affaire, d’autant que cela ne lui coute rien. Quand j’ai commencé à travailler, il y avait des chefs d’entreprise responsables. Ils disaient : « je ne veux pas être dans la légalité, mais j’assume. » Aujourd’hui, ils n’assument rien du tout. Ils font ce que je leur dis de ne pas faire. En cas de contentieux avec leur salarié, ils n’hésitent pas à se retournent contre le cabinet en lui demandant de faire jouer l’assurance.

Mais pour l’organisation du travail, je suis très autonome. J’ai des horaires souples, je gère mon temps et mon travail comme il me convient. Nos bureaux sont loin du siège de l’entreprise, ce qui fait que je dois me dépatouiller seule avec les filles, et même m’occuper de changer les ampoules ! J’aurais difficilement ailleurs une telle indépendance. Mon patron est difficile à comprendre mais il me fait confiance, je n’ai pas besoin de lui mettre tous mes courriers en copie. Et j’ai des avantages financiers. La seule chose qui cloche c’est l’inconstance de la direction. Aujourd’hui ils me font confiance mais demain ? Dans dix ans, est-ce que je pourrai encore supporter cette pression ? Parfois je me dis, dans les coups de blues, je vais tout envoyer balader !

Jane
Propos recueillis et mis en récit par Roxane Caty-Leslé


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