La gardienne du temple est celle qui, dans l’antiquité, jurait de l’entretenir et le défendre jusqu’à la mort. Sylvie, amoureuse de la chimie, navigue entre les textes règlementaires et ce que chacun dans l’entreprise est capable de respecter. Elle vit dans l’entrelacement des renoncements, des compromis et des satisfactions de faire un travail utile pour « garder le temple » : en l’occurrence pas seulement l’entreprise, mais aussi son l’environnement naturel.
J’avais quinze ans quand je suis rentrée en France. Je vivais alors en Grèce. Mon papa, électricien chez Péchiney, parce que j’insistais pour étudier la chimie, eut l’idée géniale de me faire passer une journée dans le laboratoire de l’usine, où on réalisait des analyses. Ce fut une révélation. « C’est formidable, je veux faire ça. Je veux rentrer en France faire de la chimie. » ai-je dit à mes profs qui trouvèrent alors que je gâchais mes capacités littéraires. Je suis devenue chimiste spécialisée en analyse.
Depuis 1991, je suis responsable d’un laboratoire de trente personnes, chargé en particulier de l’analyse des eaux rejetées par les installations chimiques du site : ce que nous appelons les effluents aqueux. Il y a cinq ans maintenant, on m’attribua d’autres responsabilités concernant le suivi de la qualité des différents systèmes de management mis en place (Qualité, Sécurité, Environnement).
J’entends souvent le dénigrement systématique de l’industrie chimique. Ce qui me semble déraisonné. Sans chimie, aujourd’hui, comment fonctionner ? Plus de papier, plus d’encre, plus d’essence, plus de médicaments, plus de radio, plus de télé… La chimie sert à fabriquer, transformer, protéger. Certes, elle peut aussi détruire, accidentellement ou volontairement. Je sais aussi que les produits chimiques ont envahi la planète et que se pose alors la question de l’environnement et de l’avenir de nos enfants. Souvent, quand je parle de mon métier, j’ai besoin de le justifier.
En tout cas, la question de notre conformité aux textes et lois est une préoccupation permanente. Ce travail de veille règlementaire consiste à éplucher les 2000 textes qui nous concernent, afin de vérifier que tout est correct en matière de sécurité, éventuellement mettre des actions en place.
Depuis 2015, les entreprises de plus de 250 salariés doivent s’engager sur la voie de la réduction des consommations énergétiques. Le suivi d’un système de management de la « performance énergétique » est venu s’ajouter à la liste de mes attributions. Ce fut un nouveau challenge très motivant. Je ne suis pas une énergéticienne, mais aujourd’hui je peux expliquer le fonctionnement d’une chaudière !
Ainsi je peux dire que j’ai quatre métiers : Environnement, Qualité, Sécurité et Énergie. Chaque matin j’organise ma journée selon les impératifs liés à ces quatre métiers différents. C’est passionnant.
Dans le métier Environnement, ce qui me plait c’est de rédiger les rapports sur les nappes phréatiques. Notre site a cent ans. Il a longtemps travaillé sous un régime où « pollution » et « protection de l’environnement » étaient des mots inconnus. Je surveille et j’essaie d’éliminer des vieilles pollutions. Par exemple, je vais sur le terrain avec les équipements de sécurité de rigueur et, à l’aide d’une pompe et du piézomètre, j’extrais des produits non solubles comme le cumène, qui peut surnager à vingt mètres sous terre sur la nappe phréatique. Le produit récupéré est envoyé au brulage. Certes, c’est imposé par les autorités, mais c’est aussi pour moi une question déontologique. On ne peut laisser aujourd’hui ces matières sous nos pieds même si elles ne « bougent » pas.
Toutes les vingt-quatre heures, des préleveurs permettent l’échantillonnage moyen de tous nos rejets aqueux qui aboutissent au canal du Rhône. Ils sont ensuite analysés au laboratoire. Chaque jour nous vérifions les résultats des analyses de vingt-huit polluants pour déterminer l’origine des dépassements par rapport aux seuils de rejet fixés par l’administration. C’est une vraie enquête. Je fouille, j’essaie de comprendre d’où cela vient, puisque je sais qui consomme ou produit quoi. J’informe les entreprises concernées et je demande un retour. En fin de mois, dans mes rapports, j’essaie d’expliquer à la DREAL (Direction Régionale de l’Environnement de l’Aménagement et du Logement) les causes de ces dépassements. L’inspecteur de la DREAL, s’il fait son travail et il le fait bien, communique avec les entreprises. Au bout du bout, il y a des amendes, suivies, de plus en plus, de changements de geste. Je peux dire qu’il y a cinq ans, quand je suis arrivée dans le service, mes rapports mensuels notifiaient pas mal de pollution. Aujourd’hui mon rapport de fin de mois se réduit à sa plus simple expression. Les rejets ont diminué du fait des aménagements faits par nos clients (les entreprises de la plateforme), les amendes étant trop lourdes. À cela il faut ajouter quelques arrêts de fabrication d’herbicide !
Je pars en retraite l’an prochain. Vu la complexité de mon poste, la hiérarchie commence à réfléchir à mon remplacement. Modifier l’organisation ? Supprimer ? J’ai évoqué le tuilage. C’est un gros mot dans notre société. J’ai parlé de cette loi de temps partiel à 55 ans pour faire de la formation auprès de jeunes. On m’a répondu « non cela ne peut se faire chez nous, on ne veut pas créer de précédent ! » La transmission est souvent vécue comme facile, comme allant de soi : « Cela se fera… » On compte sur la bonne volonté des gens et leur conscience professionnelle pour que cela se passe bien. Il faut que je reconnaisse qu’au bout du bout cela marche !
Moi, j’ai envie de partir. Je me doute que ça ne va pas être simple. Quarante ans de passion pour mon travail ! En décembre, j’ai pris exceptionnellement deux jours d’arrêt. Le deuxième jour, j’étais sur pied mais désorientée. Être là et se dire : pas d’objectifs, plus d’action planifiée. Le jour de la retraite, le réveil ne va pas sonner. Quarante ans qu’il sonne, ce réveil ! Je vis au rythme de mes plans d’action professionnels. Ça risque d’être très déstabilisant de perdre ces repères-là. J’en suis consciente alors j’essaie d’anticiper. Je me trouve des occupations en prévision.
Mais bon. J’y suis encore !
Dans la Qualité, j’observe les faits, avec en appui, les normes ISO qui donnent les règles, le cadre pour atteindre la satisfaction totale du client et des parties intéressées : fournisseurs, personnel, partenaires. Je vérifie que mon directeur s’engage dans ce sens et communique auprès des employés. Puis je prends mon bâton de pèlerin et vais rendre visite aux différents responsables dans l’entreprise. Ils ne sont pas forcément disponibles pour les tâches administratives : les tableaux d’évaluation ne sont pas toujours renseignés. Mon collègue Michael de la chaufferie, que j’apprécie beaucoup, me dit : « Moi, mon métier c’est de faire de la vapeur et non de remplir des tableaux. » Le responsable qualité n’a pas un rôle de production. Les autres, qui ont la tête dans le guidon, ne voient pas la valeur ajoutée des tableaux remplis. Et puis certains sont tellement débordés qu’ils ne peuvent pas le faire. Alors c’est moi qui remplis les tableaux…
J’ai un rôle de « gardienne du temple ». Je dois constamment accompagner mes collègues responsables de services, pour qu’ils appliquent les règles existantes dans l’entreprise. C’est une bataille épuisante. C’est frustrant de vouloir avancer et de voir que les gens ne se donnent pas la disponibilité de collaborer. Cette fonction mouline du relationnel, ce qui la rend passionnante, mais c’est parfois épuisant. La couche « amélioration de la qualité » que je leur impose ne les séduit pas beaucoup et ils ne sont pas motivés… Moyennant quoi je dépense une énergie folle, pour assurer la conformité de l’entreprise au référentiel. Ce qui fait que lorsque nous subissons des audits de certification, je vis assez mal les constats négatifs que font les auditeurs.
Je fais aussi des audits croisés dans le cadre de notre appartenance au MFQRA (Mouvement français pour la qualité en Rhône Alpes). Je vais dans d’autres entreprises, je ne suis plus juge et partie : autre activité très enrichissante.
Dans mes fonctions actuelles, je ne retourne plus dans le labo, je ne fais plus la chimie comme avant. Les côtés techniques, les manipulations et les investigations me manquent. Il y a la compensation du travail d’équipe dans l’équipe Environnement, avec mes deux collègues Olivier, Gérard. Ailleurs je suis seule.
Dans mon bureau aussi je suis seule. Il est mon lieu. Lumineux, j’y ai mis des plantes. Ce sont mes bébés. Ça ne plait pas trop à mon chef, mais Olivier se charge de les arroser quand je ne suis pas là.
Sylvie Delemontez
Propos recueillis et mis en récit Roxane Caty-Leslé
Le soir de l’interview, à la sortie du travail, Sylvie était chez elle sur le plateau ardéchois, loin de la vallée du Rhône, la vallée de la chimie. Elle avait mis de la musique : du piano en arrière-fond, en décors. Au moment où elle évoquait les piézomètres et le pompage du cuméne, elle a éprouvé le besoin de faire des schémas, pour expliquer avec conviction les gestes qu’elle exécutait. Tout au long de son discours elle a prononcé une dizaine de fois « c’est passionnant, c’est hyper valorisant. » Sylvie a annoncé, ce soir-là, qu’elle voulait monter un collectif sur la ville pour aider les réfugiés. Elle et Bernard accueillent, chez eux, une famille d’Albanais.
Quand l’auteure est arrivée sur le site, la plateforme chimique de Roussillon appartenait au groupe Rhône-Poulenc. On y fabriquait du phénol et de nombreux produits dérivés dont l’acide salicylique ou le paracétamol. En 1998 cette entreprise a vendu ses activités dans la chimie pour fusionner avec l’allemand Hoechst et former ainsi le groupe pharmaceutique Aventis. Roussillon est devenu Rhodia puis a éclaté en plusieurs entreprises différentes : aujourd’hui dix-sept entreprises cohabitent sur la plateforme. Il a fallu créer une entité, un GIE (Groupement d’Intérêt Économique) qui regroupe les fonctions communes de ces entreprises : par exemple la production d’énergie, le service sécurité, la santé au travail, le service environnement. Sylvie est salariée de ce GIE, dans le département Environnement et Qualité.