Des récits du travail/Métiers de la mer

Fred, marin-pêcheur sur le Moorea

« Il y a trois sortes d’hommes : les vivants, les morts et ceux qui vont en mer » (Aristote). Le marin-pêcheur est de ceux-là. Confiné dans l’espace exigu et instable d’un bateau, il doit, pour travailler sur une étendue qui n’a pas d’autres limites que le ciel et l’horizon, se confronter à la mer dans un tête-à-tête incessant.

Ma vie de marin-pêcheur, c’est d’être sur l’eau. Quand j’embarque au Croisic sur le Moorea, un chalutier de dix-huit mètres sur lequel je suis matelot-mécanicien, je pars pour douze jours pêcher l’encornet, la seiche, la sole, et toutes sortes d’autres poissons dans le sud de Belle-Île. Au printemps, on attaque la saison de la langoustine au large des Sables-d’Olonne sur les fonds de 80 à 100 mètres.

© Philippe Madiot – www.chantiernaval-quennetier.fr/

© Philippe Madiot – www.chantiernaval-quennetier.fr/

Au bout de douze jours, on rentre au port pour passer le weekend à la maison. Le lundi, le bateau repart pour une nouvelle marée avec un équipage renouvelé pour moitié puisque deux des quatre membres d’équipage, mis au repos, sont remplacés par deux autres. Ce roulement permet à chaque membre de l’effectif de six marins de prendre un repos de douze jours après un mois de mer.

Il faut dire que, quand il fait beau, ça va, c’est royal. Mais on ne choisit pas la météo. Et, pour travailler, il faut parfois forcer le temps : on arrive à pêcher par vents de 30 à 40 nœuds, c’est-à-dire 60 à 70 km/h. Là, c’est dur, il y a le vent, la mer qui se forme, on prend des lames, mais on y arrive quand même. Heureusement, les bateaux ont évolué. Ce n’est plus comme autrefois où il fallait travailler sur un pont exposé aux vagues et au vent. Maintenant, on a des bateaux qui sont bien couverts. Il n’y a que l’arrière qui est dégagé pour manœuvrer le chalut.

Quand le bulletin de la météo marine, qui détaille les prévisions zone par zone, nous annonce un coup de vent, on sait qu’on va se faire secouer un peu. Il faut alors faire plus attention parce qu’il y a plus de risques, on a moins d’équilibre et le bateau est plus difficile à tenir. Quand on voit que le chalutier ne se comporte pas bien, on rectifie, on donne le coup de barre qu’il faut. Mais ça, on n’y arrive pas tout le temps, vu le cap qu’il faut garder pour tirer le chalut. En fait, c’est le poids du chalut qu’on traine qui nous maintient en ligne. Pendant ce temps, nous, on prend des paquets de mer et si jamais la mer est vraiment grosse et que le bateau est accroché au fond, on peut embarquer une lame par l’arrière. Il y a eu des accidents comme ça.

C’est le temps qui nous éreinte.

Et puis, le mauvais temps, ça tire sur le matériel. Un des câbles qui trainent le chalut peut casser. C’est arrivé plusieurs fois. Dans ce cas, il faut « virer », c’est-à-dire remonter le chalut et réparer. Ça nous fait du travail en plus.

Par gros temps, si on est trop loin, on arrête de pêcher et on affronte le coup de tabac en attendant que ça passe. L’idéal est alors de se mettre face à la vague ou bien de l’épauler, si elle vient de travers, pour venir la couper en biais. Ça permet de ne pas retomber trop violemment derrière la vague Et puis, si c’est possible, on essaie de rentrer à la côte.

Une fois qu’on était en route pour aller sur le lieu de pêche, on a fait demi-tour parce que ça se gâtait vraiment. Et le bateau, avec la lame qui venait par-derrière, s’est mis à pencher et à partir en surf. L’arrière a chassé un peu. Mais bon, dans ces cas-là, on ralentit pour laisser passer la vague. Si on ne fait pas attention, évidemment, le bateau peut chavirer mais on connait notre chalutier, on sait comment il réagit et on sait que, dans les endroits où on navigue, il y a très rarement des déferlantes capables de coucher un bateau comme le nôtre.

À bord, quand on est en pêche, un matelot est chargé de faire à manger, le mécanicien surveille la machine, mais tout le monde vient sur le pont quand il faut s’occuper du poisson. Le patron, lui, reste à la barre. Au bout de trois heures et demie, on relève le chalut par l’arrière et on déverse le poisson dans des bacs où on le trie, en faisant attention aux vives et aux raies-terre qui ont un dard sur la queue. On l’étripe, on le lave et on le conditionne en glacière. Cela nous prend à peu près une heure de travail, ce qui nous laisse deux heures et demie de repos s’il n’y a pas de pépin. En fait, on n’a pas le temps de s’ennuyer parce qu’il arrive assez fréquemment des imprévus. Il y a par exemple le chalut qui accroche au fond. Parfois, le temps qu’on le répare, on en a déjà déchiré un autre. Ce n’est pas très grave dans la mesure où on a plusieurs enrouleurs avec du matériel de réserve. On change donc directement le chalut et on répare celui qu’on a cassé de manière à ce qu’il soit prêt pour le deuxième ou le troisième coup de chalut. C’est comme ça vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

© Philippe Madiot – www.chantiernaval-quennetier.fr/

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La nuit, pendant le trait de chalut, il y a un gars qui est à la barre pendant que les autres dorment. Quand c’est l’heure de relever le chalut, on réveille le patron qui monte à la passerelle pour surveiller les instruments et prendre les manettes des treuils et nous, on descend sur le pont. Celui qui était à la barre vient travailler avec les autres pour s’occuper du poisson, puis c’est un autre matelot qui prend le quart à la barre. Si tout va bien, on dort ainsi par tranches de deux heures à deux heures et demie pendant que le chalut est dans l’eau.

Avec ce rythme-là, la fatigue s’accumule. C’est comme ça que, si on est de quart, la nuit, un défaut de vigilance peut nous amener à la collision. Quand on est en pêche, le bateau est difficilement manœuvrant. Donc, la disposition de nos feux indique si le chalut est à l’eau ou si on est en route. Dans le premier cas, on est prioritaire, mais dans le second, il faut passer derrière les navires qui arrivent sur tribord. Pour éviter de piquer du nez à la barre, la nuit, il y a une alarme qui gueule toutes les dix minutes à la passerelle et qui oblige l’homme de quart à se déplacer pour l’éteindre.

Le plus grand danger, sur un bateau, ce sont les collisions, mais il faut se méfier aussi des risques d’échouage, de l’incendie et puis, évidemment, des voies d’eau. Sans avoir rien fait, vous pouvez avoir un tuyau d’aspiration du circuit de refroidissement qui casse et l’eau qui rentre. Il faut s’en apercevoir à temps. Même au niveau des vannes de coque qui permettent de refroidir les huiles hydrauliques, il peut y avoir des problèmes. C’est de la tuyauterie rigide. Il y a toujours une petite corrosion qui peut s’aggraver. Mais bon, on a des alarmes de montée d’eau dans les cales. On est averti.

Sur le bateau, en plus d’être un matelot comme les autres, mon rôle de mécanicien est de surveiller tout ça : réparer les tuyaux défectueux, maintenir en état les pompes d’assèchement, changer les courroies qui cassent. Je dois aussi gérer les réservoirs de gasoil pour que le bateau ne prenne pas trop de gite. Et puis, faire les rondes autour du moteur.

En cas de panne de moteur en mer, on appelle un autre pêcheur qui est dans le secteur pour nous remorquer. Ou alors on fait venir le canot de la SNSM (Société nationale de sauvetage en mer). Il nous est arrivé d’aller aider un autre bateau qui était tombé en panne hydraulique : il n’arrivait plus à virer son chalut. Du coup, c’est lui qui nous a passé ses câbles et c’est nous qui avons viré son matériel. On a mis son poisson en caisse et après, les deux patrons se sont arrangés. Un marin ne laissera jamais un autre bateau dans la difficulté. On sait qu’en mer, on peut compter sur une totale solidarité, mais il faut d’abord assurer scrupuleusement les règles de sécurité, passer les « vêtements à flottabilité intégrée » (VFI) quand on va desserrer un enrouleur sur le pont supérieur pour changer de chalut ou quand on travaille à l’arrière : il peut y avoir un mauvais paquet de mer et un bonhomme qui part avec. On n’est jamais à l’abri de ce qui peut arriver. Mais bon, on y va sans réfléchir parce que, si on commence à se mettre à penser, on ne fait plus rien. Quand il faut y aller, ce n’est pas à reculons !

© Philippe Madiot – www.chantiernaval-quennetier.fr/

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Malgré tout ça, on n’a pas l’impression de vivre dans le danger, on n’y pense pas. Le matin et le soir, on voit le lever et le coucher de soleil. C’est beau. Et on croise des paquebots de croisière qu’on ne verra jamais sur la côte. On discute de tout et de rien. On regarde les infos à la télé comme si on était à la maison. Ce lieu de travail est aussi un lieu de vie : on dort à bord, on se lève à bord, on mange à bord. On a une table, des placards, une gazinière avec un four, on a le frigidaire. On est bien équipés. Ce n’est pas comme sur les vieux chalutiers. On a les toilettes, la douche. Tout cela améliore la qualité de vie en mer. Mais on ne se fréquente pas beaucoup à terre. Le bateau est une sorte de lieu de vie parallèle dont je ne pourrais pas me passer de même qu’il m’est impossible d’oublier ma femme et mes enfants que je retrouve le weekend et pendant mes périodes de repos. Parce que, le meilleur moment, c’est quand même le retour au port, c’est de retrouver sa maison avec sa famille et d’oublier la mer, le froid, le vent, la pluie, le bruit permanent du moteur, le bateau qui est exigu, qui bouge, qui peut être dangereux.

Voilà vingt-six ans que je fais ce métier. Je ne vais pas en changer parce que, comme tout le monde à bord, je suis passionné par la pêche.

Ce qui me plait c’est d’être sur l’eau et de travailler le poisson.

Je me suis adapté à cette vie-là, dans ces conditions-là. C’est ça ma vie. Comme ça a été celle des marins à la retraite qui s’occupent de l’entretien de notre matériel quand on est à quai. Ce sont des anciens navigants à la pêche. Ils font ça pour nous filer un coup de main et pour garder un contact avec le métier. Je les comprends, quand on a vécu sur un bateau, c’est difficile de rester sur le bord…

Frédéric Labouere
Propos recueillis et mis en récit par Pierre Madiot


À voir, à lire :

Trois jours sur le Moorea, chalutier sur lequel travaille Frédéric Labouere. Et de nombreuses photos.

Cassiopée, un autre chalutier du Croisic, dans le gros temps

Un texte de la femme d’un marin du Croisic qui attend son homme embarqué sur le chalutier Quentin Grégoire