Épisode 2 : Malika choisit de quitter l’école et d’aller travailler à l’usine, mais elle reste une enfant !
Merziya, ma copine, m’a dit que monsieur Zliti, mon instituteur, pensait qu’un jour je regretterais d’avoir abandonné l’école. Je lui ai répondu que je n’avais pas envie d’arrêter le travail et je lui ai demandé de ne plus jamais me reparler de ça ! Je ne voulais pas que mes parents entendent ce que pensait l’instituteur. À l’époque Il n’y avait pas de loi qui empêchait les enfants de travailler. J’ai dit à ma mère que si elle voulait aller à l’école à ma place, qu’elle y aille… ! Je voulais faire rentrer de l’argent, moi, être payée chaque fin de semaine. Mes parents ont finalement été d’accord, et je suis allée m’inscrire comme ouvrière à l’usine.
J’ai été embauchée à la Société tunisienne de l’industrie laitière (STIL), une très très grande usine. Elle était toute neuve. Elle existait depuis 1961 seulement. Il y avait une fromagerie. On produisait du lait, du beurre et du fromage. Il y avait aussi une conserverie où on fabriquait de l’harissa, de la ratatouille, des olives. On mettait des tomates et des artichauts en boite, cela dépendait des saisons. En tout deux-mille ouvriers y travaillaient. Quand le travail était fini, une foule d’ouvriers sortait de l’usine. J’avais quatre kilomètres à faire pour y aller. J’aurais pu les faire en car mais j’aimais mieux les faire à pied. En sortant les ouvriers et les ouvrières marchaient en chantant, et même en dansant, parfois, les femmes lançaient des youyous ! On ne gagnait pas beaucoup, mais on était joyeux ! On s’arrêtait de chanter et de danser juste avant la route nationale.
Le premier travail que j’ai fait, c’était de prendre les cartons remplis de boites de conserve vides, c’était très léger. Ils étaient fermés par du scotch. Comme j’étais un enfant, je n’avais pas le droit d’utiliser un couteau (ils avaient peur qu’on se fasse mal), je donnais un coup de poing dessus, et je déchirais le scotch. Ensuite, je vidais le carton en prenant autant de boites que mes doigts pouvaient en prendre (cela dépendait de la taille des boites, de cinq-cents grammes ou de un kilo) et je remplissais la chaine en les posant les unes derrière les autres. Les boites étaient ensuite remplies d’harissa, de sauce tomate concentrée ou de fonds d’artichaut.
J’ai aussi travaillé sur d’autres postes. Ils nous changeaient de poste après un an ou deux ans quand on était assidu, en fonction des besoins et de ce l’on était capable de faire, selon notre âge aussi. À la laiterie, je vidais les cartons et je remplissais la machine avec les papiers d’emballage de beurre. Quand j’arrivais à l’usine, chaque matin je changeais la date limite. Toute la journée je remplissais la machine, un travail très répétitif et facile. J’étais jeune.
Sur un autre poste, j’attrapais le lait caillé avec une louche. C’était une fromagerie à l’ancienne. Un homme apportait un bac de cinquante litres posé sur des roulettes rempli de lait caillé. Il le faisait glisser devant moi. Entre moi et le bac il y avait une caisse avec vingt ou trente faisselles en plastique sans fond posées sur de la paille stérile. La paille lui donnait une forme et un gout spécial. Quand les faisselles étaient pleines, je les empilais les unes sur les autres. Et une personne venait les chercher. Le fromage restait deux jours à peu près sur la paille. Quand le plateau couvert de faisselles était plein, on venait le chercher et on m’en donnait un autre. Et quand le bac rempli de lait caillé était vide, un homme m’en apportait un autre.
À la chaine des conserves, je fermais les boites qui arrivaient remplies de fonds d’artichaut couverts d’eau. La machine était remplie de couvercles. J’appuyais sur une pédale et la machine fermait automatiquement la boite de conserve. Il y avait surement du bruit, mais j’étais jeune, je ne m’en rendais pas compte. Quand on fermait les boites de conserve, toute la journée, ça faisait TAP-TAP-TAP-TAP-TAP ! Les femmes, il leur arrivait même de chanter pour passer la journée ! Nicosia, le chef italien, il s’en foutait, du moment qu’on travaillait. Moi j’aimais bien, cette ambiance. Ensuite, les boites partaient et les artichauts étaient bouillis. Quand c’était fini, d’autres femmes les rangeaient dans des cartons.
Quand j’ai été plus grande, j’ai fait un autre travail en utilisant des couteaux. Je préparais les fonds d’artichaut. D’abord Il fallait couper la queue. Ensuite, je faisais tourner l’artichaut plusieurs fois sur lui-même pour enlever les feuilles avec un couteau bien aiguisé. Puis avec un autre couteau, rond, j’enlevais la « laine » (le foin) en creusant le fond de l’artichaut. Quand ils étaient petits on les coupait à moitié en laissant des feuilles. Ensuite je les mettais dans l’eau pour qu’ils ne noircissent pas. Encore maintenant, apportez-moi un artichaut, je vous le prépare. Personne ne sait le tourner et le couper comme moi. Vous allez voir le travail !
Je faisais les 3×8. Il n’y avait pas d’heures supplémentaires.
J’étais un vrai garçon manqué. Je jouais toute la journée dehors. Je jouais aux billes avec les garçons, à la toupie. Toujours en pantalon. Je m’amusais à sauter, à marcher à quatre pattes. Je piquais les vélos des garçons. Mes parents n’avaient pas les moyens de m’en acheter un. Je les laissais pleurer, je faisais un tour et ensuite je leur rendais ! Mais quand je commençais à 6 h du soir, j’étais fatiguée. Je devais travailler jusqu’à dix heures. Alors parfois je m’endormais. Je disais aux femmes, « Je vais dormir, réveillez-moi quand le chef arrive ! » Je me couchais par terre, à côté, et la femme me poussait du pied pour me réveiller. Je me levais vite, me frottais les yeux et me remettais au travail. J’y ai travaillé de 13 ans jusqu’à l’âge de 19 ans avant d’arriver en France.
Malika
Propos mis en récit par Martine Silberstein
Malika va se marier et partir en France. Sera-t-elle une femme au foyer ? Va-t-elle poursuivre son activité professionnelle ? Oui, mais dans quelle branche ?
Vous le saurez en lisant les huit épisodes suivants : rendez-vous chaque vendredi.