Marie-Thérèse et Serge Haumont exploitent un marais salant dans le bassin du Mès au nord de Guérande. Depuis des années, comme leurs collègues paludiers, ils voient la mer monter de plus en plus haut le long de leurs digues. Parfois, des points bas laissent passer l’eau, des brèches se créent, jusqu’au débordement catastrophique lorsque les éléments se liguent. Alors, il faut faire face au jour le jour et imaginer des solutions à long terme.
Lors de la dernière grande marée de février, la mer a débordé par-dessus l’un des talus qui séparent le chenal d’alimentation – « l’étier » – et le premier bassin de concentration de ma saline – « le cobier » –. C’est une conséquence de l’élévation du niveau de la mer.
La pelleteuse de la communauté de communes est venue et a réparé « le veau » qui s’était formé là. Un veau, c’est une poche d’argile qui s’effondre au pied du talus : une sorte de petit glissement de terrain. Par la même occasion, la machine a surélevé l’ouvrage en prélevant, dans « les bôles » – les larges bancs d’argile qui bordent l’étier – de quoi surélever les points bas. Ça va se tasser un peu et se fendre en séchant. Alors, quand ce sera le moment de débarrasser les salines des sédiments qui se seront déposés pendant l’hiver, on jettera la vase sur les talus, ce qui colmatera les fissures et consolidera l’ensemble. Par contre, maintenant, j’ai un talus qui fait 40 cm de plus en hauteur. Alors, quand il faut jeter la vase 40 cm plus haut, on le sent !
Pour faire face à la montée des eaux, les paludiers ont pris la décision de rehausser systématiquement tout ce qui est réparé et d’intervenir sur les points bas repérés par les exploitants. C’était une suggestion de l’un d’entre nous, au sein de l’Association de protection du bassin du Mès, interlocutrice de la communauté de communes. Ainsi, à toutes les grandes marées, chaque paludier fait le tour de ses bassins et note les endroits où l’eau se rapproche le plus du sommet des talus. Même si on n’est pas sur place au plus fort de la marée, il suffit de repérer la laisse de mer déposée sur les herbes par le flot. Les points critiques sont reportés sur une carte secteur par secteur. Ce travail est transmis à la Communauté de communes qui planifie ses interventions.
Ce sont des interventions lourdes qui se font aujourd’hui avec des engins mécaniques. Mais, il y a 40 ans, il n’y avait pas de machines. À cette époque, au moment où le marais est balayé par les tempêtes hivernales, on réparait les talus à la main : il fallait transporter d’argile à la brouette ou sur une civière. C’est pour ça que les talus étaient beaucoup moins larges. Avec les pelleteuses, on peut faire des travaux de plus grande ampleur et de plus grande efficacité. Pour rehausser, il faut élargir : on ne peut pas faire un talus vertical ; et, pour élargir, il faut parfois grignoter la surface utilisée par une saline… C’est ce qui s’est passé sur un talus d’un de mes cobiers. Comme il y avait toujours des brèches à cet endroit-là, les propriétaires de l’époque ont décidé de prendre deux mètres dans le cobier sur une longueur de vingt mètres. Et ils ont fait ça à la main. Comme c’est un très grand cobier, ça n’a pas été grave. Élargir le talus du côté de l’étier n’aurait servi à rien, le courant aurait continué à en saper la base et il aurait fallu recommencer indéfiniment les réparations. Cette décision n’a pas posé de problème parce que les propriétaires-exploitants qui étaient sur ce secteur-là n’en pouvaient plus, à chaque fois, d’aller réparer, ils ont préféré sacrifier deux mètres de cobier. Et c’est un endroit aujourd’hui qui est solide.
Voilà bientôt vingt ans que les paludiers ont commencé à se mobiliser pour faire face à une montée des eaux qu’ils constatent saison après saison. Même si, dans un passé plus lointain, les historiens ont pu recenser des évènements plus ou moins catastrophiques, on se rend compte concrètement de la progression du phénomène. Moi j’ai eu des dégâts en 2008 et en 2010 au bout de mon cobier. En 2008, on a rehaussé sur environ 200 mètres toute une partie faible, sur 30 cm, si bien qu’en 2010, lors de la tempête Xynthia, la mer n’a pas débordé à cet endroit-là. Ça veut dire que le travail qui a été fait a été très important.
Mais si on empêche l’eau de se frayer un passage à un endroit, elle va affaiblir un autre endroit. Nous avions par exemple réalisé un petit bardeau en travers du chemin qui aboutit sur le bord du traict, au pied de la digue. C’est par là que la mer remontait parfois et qu’elle se déversait dans une de mes salines. Maintenant, l’eau ne passe plus ici, mais elle envahit le bas du champ du paysan voisin qui a dû abandonner une bande de terre. C’est peut-être ce qui, à terme, se passera avec les marais salants : il se pourrait que nous soyons obligés de sacrifier quelques zones inondables. Mais nous n’en sommes pas encore là : nous sommes dans la phase de recherches de techniques alternatives.
À la suite d’une conférence organisée à l’initiative de la coopérative « Les salines de Guérande » avec les ostréiculteurs, les pêcheurs à pied et les pêcheurs du Croisic et de la Turballe, quatre scénarios possibles ont été envisagés pour aménager les ouvrages qui contiennent l’eau des étiers : soit les entretenir à l’identique, soit les conforter au jour le jour pour combler les points bas, soit les renforcer de manière volontariste en les élargissant et en les rehaussant, soit relever le tout de manière drastique de plus d’un mètre pour empêcher toute submersion. Non seulement cette dernière solution nous obligerait à remuer des volumes invraisemblables d’argile, mais les digues ainsi transformées auraient à subir des pressions énormes. Pour pallier les insuffisances de la digue de pierres du bassin guérandais, il avait aussi été envisagé de construire un gigantesque barrage qui aurait fermé la baie que forme le traict du Croisic et qui aurait été escamoté lorsque les marées sont de faible coefficient. Cette hypothèse n’a pas été retenue : outre le fait qu’elle serait très couteuse, ses conséquences sur les marais et sur leur environnement seraient largement imprévisibles et donc difficiles à mesurer.
Ce scénario radical était inspiré de ce qui a été fait aux Pays-Bas. Mais on se rend compte que les Hollandais eux-mêmes reviennent sur la philosophie qui les a conduits à lutter frontalement contre les éléments. Il est question que le conseil d’administration de la coopérative se rende là-bas un voyage d’études.
En attendant, la tendance qui se dessine est de ne pas s’opposer aux éléments, pour plutôt composer avec eux. Il vaut mieux essayer de comprendre la manière dont évoluent les choses et d’aménager des zones de déversement plutôt que de se battre contre la nature, l’océan, de manière frontale.
Aujourd’hui on se dirige vers des solutions qui consistent à compléter les opérations de rehaussements par la recherche de techniques de clapets : lors des très grandes marées et des tempêtes, ils s’ouvrent pour laisser l’eau se répandre dans certains bassins. Ainsi la pression s’équilibre de part et d’autre des digues, ce qui évite la formation de brèches.
Nous ne nous faisons pas d’illusions : une solution durable serait couteuse, technologiquement hors de la portée des paludiers, et à la longue incertaine. La profession semble avoir pris conscience de la réalité de la menace et commence à chercher des moyens qu’elle peut elle-même mettre en œuvre avec l’aide des pouvoirs publics locaux.
Pour ma part, comme beaucoup de mes collègues, je sais qu’un marais bien entretenu résiste mieux aux éléments qu’un marais abandonné. Et je vais continuer à rester vigilante jour après jour, surveiller les points bas de mes talus, faire le tour des digues jusqu’au Rostu, là où l’on se trouve au plus près de la mer. Je vais continuer à vérifier le nouveau « cui », – la trappe d’évacuation aménagée à l’endroit le plus creux de la saline – guetter les fissures, et attendre les prochaines marées d’équinoxe que j’espère accompagner sans dommage.
Marie-Thérèse Haumont
Propos mis en récit par Pierre Madiot