Des récits du travail

La patience de la documentariste

Chloé Glotin est réalisatrice de films. Elle a produit plusieurs documentaires qui ont été diffusés à la télévision. Elle raconte ici le long parcours qui conduit de l’écriture à la fabrication du film en passant par la recherche des financements.

La réalisation d’un documentaire est pour moi une entreprise de longue haleine, un patient travail d’approche des gens dont je vais raconter l’histoire. C’est aussi une longue activité de recherche, de conception et d’écriture qui ne me rapporte rien avant que le film soit accepté par un diffuseur et que le tournage commence. C’est comme ça qu’à mes débuts j’ai souvent travaillé pendant six mois sur des projets qui n’ont pas été retenus. Heureusement, du fait de ma formation polyvalente, je peux toucher à tous les aspects du tournage : cadrage, prise de son et, bien sûr, réalisation. Être capable d’exercer plusieurs métiers liés au cinéma me permet de gagner plus régulièrement ma vie et d’avoir droit aux indemnités de chômage grâce auxquelles je peux consacrer du temps à l’écriture. C’est de cette façon que j’ai réalisé plusieurs films documentaires tous diffusés à la télévision, et les deux derniers sur France 3.

© Chloé Glotin

© Chloé Glotin

Pendant toutes les périodes d’attente du financement du film, j’entretiens des contacts avec les gens que j’ai sollicités. Je crée quelque chose qui est de l’ordre de l’intime. Certes, je ne tourne pas avec des acteurs, et l’équipe de tournage est réduite, mais, comme dans une fiction, je raconte une histoire. Et je pratique une forme de mise en scène dans la mesure où je fais des choix de cadrage. La simple décision de filmer quelqu’un en plan large ou en plan serré traduit une intention de réalisation. Dans un cas ou dans l’autre, l’effet produit sur le spectateur ne sera pas le même.

Certains documentaires des chaines de télévision de grande écoute en arrivent à faire répéter une scène, à régler les déplacements des personnages. Je ne vais jamais jusque là. Je veille simplement à prendre mon temps, à trouver la bonne situation, à positionner la caméra au bon endroit, à refaire un peu d’écriture en cours de tournage en fonction de ce que je vois et de ce que l’équipe me suggère : le cadreur et le preneur de son ne sont pas que des techniciens, ils apportent aussi leur vision artistique et leur compréhension du sujet. Ainsi, de temps en temps, je demande à quelqu’un de se laisser filmer en train de marcher le long de la mer parce que je sais que j’aurai besoin d’un plan de ce genre au montage. Mais c’est avec son accord, sans le manipuler.

Après le tournage, le réalisateur découvre tout ce qu’il a en boite : la matière brute qu’on appelle les rushs. J’aime bien les regarder seule, en premier, plutôt que de les découvrir avec le monteur qui est là pour structurer, mettre en forme et couper. Le monteur n’a pas d’attachement affectif à cette matière cinématographique tandis que le réalisateur a un vécu avec le film : il va rester attaché à des choses que le monteur voit avec un recul qui lui permettra d’aller à l’essentiel. C’est un travail intéressant parce qu’on se retrouve alors à croiser nos regards. Et c’est là que je m’aperçois que, par rapport à ce qui était prévu, il y a toujours des choses en moins et des choses en plus. Il y a de bonnes et de mauvaises surprises : le réel, c’est l’imprévu. On fait avec.

Pour Loin des bombes, qui raconte le parcours des enfants de Saint-Nazaire exilés pendant la guerre afin de les préserver des bombardements, j’avais rencontré un couple dont le mari avait été envoyé en Suisse et dont la femme avait été déplacée au château de Mauves-sur-Loire. Dans le synopsis, j’avais prévu qu’ils fassent partie des personnages principaux du film. À la première rencontre, ils étaient à peu près en forme. Six mois plus tard, quand je suis venue avec mon équipe pour tourner, la femme était très mal en point. Je n’avais pas prévu ça. Le tournage ne s’est pas très bien passé, et après avoir malgré tout tenté de monter leurs témoignages, j’ai finalement dû les retirer du film.

À l’inverse, des gens qu’on m’a présentés à la dernière minute ont été formidables alors que je ne les connaissais pas au moment où j’avais rédigé le dossier.

J’avais aussi prévu de filmer des enfants pour mettre un peu plus de vie dans un film où il y avait beaucoup de témoignages de personnes âgées. On devait réaliser des plans d’enfants qui couraient dans les champs au milieu des herbes hautes, des enfants jouant dans la nature. On n’a rien fait de tout ça car il a plu toute la journée et il était impossible de reporter le tournage. On s’est réfugiés sous le marché couvert de Clisson où on a fait des plans très différents de ce que j’avais imaginé. C’était très sombre, la pluie ne cessait pas. La chef opératrice a fait les images qu’elle pouvait dans ces conditions-là, avec des enfants un peu frigorifiés. C’est la particularité du documentaire : on s’adapte et on écrit l’histoire avec la réalité.

Auparavant, j’avais réalisé des films très différents. Le sujet de mon premier documentaire, Valse de route (1997), portait sur les chauffeurs routiers. Pour ce film-là, j’avais eu la naïveté de penser qu’on peut filmer le monde du travail sans encombre, et la prétention de croire qu’il fallait que j’opère seule pour avoir plus d’intimité avec les gens que je filmais. Mais c’était déjà tellement compliqué de faire de l’image, d’enregistrer du son correctement et de réfléchir à ce que j’étais en train de faire que j’ai vite déchanté. Par contre, je pense toujours intéressant de filmer en binôme avec un ingénieur du son parce que là, en effet, on est plus discrets que si on déploie une équipe de tournage complète.

© Chloé Glotin

© Chloé Glotin

Dans tous les cas, je pense que c’est une erreur de vouloir faire oublier la caméra, il ne faut jamais voler les images. Ce n’est pas en cachant la caméra qu’on obtient plus, c’est en l’intégrant dans le dispositif. Il s’agit d’établir un échange entre deux interlocuteurs en sachant que cette conversation va être retransmise à de nombreux futurs spectateurs. Ainsi, lorsque les témoins de Loin des bombes se sont vus sur le grand écran, devant 450 personnes, ils étaient impressionnés de se découvrir ainsi tandis qu’ils avaient été filmés chez eux. Pourtant, leur cadre familier n’était plus tout à fait celui de l’intimité puisque, au moment du tournage, l’équipe de techniciens avait joué un peu le rôle de premiers spectateurs, ce qui avait permis aux personnes interviewées de s’exprimer en ayant conscience de se trouver dans un dispositif de cinéma.

Les gens que je filme retiennent la complicité qui s’est nouée avec l’équipe de réalisation dans la durée et qui s’est concrétisée par la prise de vue puis par l’image fixée sur la pellicule. Souvent, ils souhaiteraient prolonger cela. Dans les mois qui suivent le tournage, certains me sollicitent pour entretenir des relations alors que, pour ma part, je dois poursuivre mon chemin vers d’autres projets et d’autres rencontres. Parfois, ils ne comprennent pas que j’aie l’air de couper les ponts de manière un peu brutale. Mais, si la relation que j’ai établie est intense, elle reste éphémère. J’aime tous les gens que je filme car je ne pourrais pas les filmer si je ne les aimais pas. Je pense que c’est la condition sine qua non pour bien filmer ou photographier quelqu’un et le mettre en valeur. Un bon documentariste est forcément quelqu’un qui aime les gens. Je pense que c’est la première qualité qu’il faut avoir dans ce métier. C’est une relation qui va plus loin que l’empathie dans la mesure où je donne autant que je reçois. Et l’ambigüité, lorsque le film est terminé et que la projection est passée, vient du fait que les gens ont ressenti quelque chose d’aussi fort qu’une relation d’amitié qui n’en est cependant pas tout à fait une. C’est une relation vraie, tout à fait sincère, mais la rencontre se fait initialement grâce à un projet de film. En fiction aussi, les gens créent des relations très fortes au sein d’une équipe de tournage, sauf que ce sont tous des professionnels qui ont l’habitude de partager un quotidien intense pendant deux mois, de se séparer et de se retrouver peut-être sur un autre film. Mon métier fait que je rencontre régulièrement de nouvelles personnes. Ce qui reste est important : ce sont les films et des souvenirs durables.

Une fois le film tourné et monté, le moment de la projection publique en présence des témoins interviewés constitue un événement majeur. C’est un moment de partage fort.

Présentation du documentaire « Gros sur mon cœur » – © Chloé Glotin

Présentation du documentaire « Gros sur mon cœur » – © Chloé Glotin

Et j’ai toujours l’appréhension de me confronter à ce que vont penser les gens que j’ai filmés, qui m’ont fait confiance, lorsqu’ils se découvrent dans le film terminé.

Un film est d’autant plus réussi, qu’il a une longue vie. Pour Loin des bombes comme pour d’autres films que j’ai réalisés, je suis régulièrement contactée par des gens qui reconnaissent l’histoire de leurs parents ou de leurs grands-parents. Ces films peuvent déclencher de véritables thérapies familiales, car ils sont à l’origine dans certaines familles d’une découverte ou d’une redécouverte d’un passé oublié ou caché…

Chloé Glotin, réalisatrice
Propos recueillis et mis en récit par Pierre Madiot


Les principaux documentaires réalisés par Chloé Glotin

2014 – Loin des bombes (52 min. Ciné Sud Promotion/ France Télévisions)
Documentaire sur l’évacuation des enfants de Saint-Nazaire vers des contrées lointaines pendant la seconde guerre mondiale.

2011 – Gros sur mon coeur (59 min. Ciné Sud Promotion/ France Télévisions)
Documentaire sur l’histoire méconnue des anciens combattants antillais durant la seconde guerre mondiale. Sélections au FIFIG 2012, au FEMI 2013 et projections dans le cadre du Mois du film documentaire 2012.

2006 – Bienvenue chez Hanns-Christian (26 min. Riff Production / Arte – Série « Visages d’Europe »)
Portrait d’un chercheur à Berlin

2004 – Petites histoires normandes (52 min. iO Production / Cityzen TV)
Témoignages de normands en marge des commémorations du 60ème anniversaire du débarquement

2001 – La banda non e morta (26 min. Point du jour / Mezzo)
Film sur la tradition des fanfares dans le sud de l’Italie

2000 – La banda (26 min. Point du jour / Muzzik)
Tournée d’une fanfare italienne en Angleterre. Avec Willem Breuker, Pino Minafra…

1999 – Rabih Abou-Khalil, fabricateur de rêves (26 min. Morgane Production / Mezzo / France 2)
Portrait du musicien libanais Rabih Abou-Khalil, installé à Munich depuis 20 ans.

1997 – Valse de route (52 min. iO Production / Canal 15 – La Roche-sur-Yon)
Film sur le quotidien d’un couple de chauffeurs routiers.