Précaires, peu qualifiées, indispensables

Faire du ménage

Une vie à prendre soin des affaires des autres, en tâchant de trouver la bonne distance : travailler chez eux, pour eux, ni plus ni moins.

Je fais des ménages à Paris depuis vingt-et-un ans. Avant d’arriver en France, j’ai travaillé dans des usines en Colombie, surtout dans la confection, et aussi la cordonnerie. C’était très différent, nous étions nombreux à travailler ensemble, il y avait de l’ambiance. Je suis arrivée en France comme fille au pair. Au début, j’ai travaillé dans un grand château, en habitant sur place. Il y avait un studio privé pour moi. Là, je faisais aussi un peu de confection, pour retoucher les habits. J’aimais beaucoup le contact avec les enfants, je m’en occupais bien. Je commençais quand ils étaient bébés, et ça durait jusqu’à leur entrée à l’école maternelle.

J’ai aussi travaillé avec des personnes âgées, à leur domicile. C’est plus difficile car il faut les porter quand elles ont du mal à se déplacer seules. Et les relations sont aussi plus compliquées. Ce sont des personnes cultivées, il faut les écouter quand elles ont beaucoup de choses à raconter, parfois elles se répètent. Si elles se fâchent, ça peut durer longtemps. Elles savent quand elles nous ont blessés. Je préfère avec les enfants. C’est plus facile, les choses passent vite dans leur tête. S’ils me disent une méchanceté, je leur dis que je suis fâchée, ils font un bisou et on n’en parle plus. Je me souviens d’un monsieur très gentil, il m’aimait beaucoup, il me posait des questions sur mon fils.

Quand la personne âgée ne peut pas se débrouiller seule, il doit toujours y avoir quelqu’un à domicile. Dans ces cas-là, je dois m’entendre avec les autres personnes qui viennent le reste du temps. Je considère que je ne dois pas laisser les autres finir ce que j’ai commencé. Si je dois changer une couche, je ne la laisse pas trainer. Si j’ai commencé une lessive, je m’occupe aussi du repassage. Il ne faut pas laisser la saleté aux autres. Parfois, on n’est pas d’accord entre nous, mais il faut rester professionnel, et surtout ne pas se disputer devant le patron. Il ne faut pas l’embêter avec des histoires.

J’ai arrêté les enfants quand j’ai eu mon fils. Je voulais garder du temps pour lui, pour l’accompagner à l’école ou pour l’emmener au conservatoire. Je passe beaucoup de temps dans les transports en commun, il y a souvent des retards, et ça fait des journées à rallonge. Parfois, j’ai fait des ménages toute la semaine et je retournais m’occuper des personnes âgées le samedi et le dimanche, de 8 h du matin à 8 h du soir. Je gagnais ma vie, mais c’était trop. Quand je rentrais à la maison, je n’avais plus le temps de faire des choses à moi.

Et puis je n’aime pas trop rester longtemps au même endroit. Quand je reste toute une journée dans un appartement, je suis stressée. Je préfère quand c’est plus varié. Alors maintenant je travaille pour plusieurs clients, dans le même quartier de Paris.

Je n’ai jamais mis une annonce, jamais. J’ai toujours trouvé par le bouche-à-oreille. Chaque année, ça change, il faut être organisé. Il y a des gens qui veulent plus d’heures, d’autres qui en veulent moins. Mais il y a tout le temps du travail. Quand on travaille bien, on trouve toujours. J’ai jusqu’à une douzaine de clients en même temps. C’est parfois deux fois par semaine, d’autres fois deux fois par mois. Tout dépend. Il faut un bon agenda pour tenir les horaires convenus avec les uns et les autres, et bien faire la comptabilité à la fin du mois pour ne pas se tromper dans les factures. Je préfère cela, je peux m’organiser.

Parfois, je dis que les patrons, c’est comme la famille. On se donne des conseils, des fois même on rigole. Je sais que des gens ne font ce travail que parce qu’ils ont besoin de gagner leur vie. Moi, je me dis qu’il faut aimer le travail pour bien le faire. Même si on ne s’entend pas avec le patron, il faut le respecter, chacun a son caractère. Si on se dispute avec son patron, ce n’est pas la peine de travailler. J’ai ma manière de penser. Je fais de mon mieux. Si ça ne va pas, c’est mieux de ne pas rester.

Une fois, j’ai travaillé pour quelqu’un qui est connue, qui passe à la télé. Moi je la trouvais un peu folle. Quand elle était stressée, tous ses problèmes venaient sur moi. Un jour, son fils avait fait une bêtise, et elle lui avait tapé sur la figure devant moi. Pour moi, ce n’est pas ça l’éducation. Si on fait de la violence contre les enfants, on le fait contre nous. C’était une personne maniaque. J’ai fini par lui dire que si ma façon ne convenait pas, je ne resterais pas. Quand je lui ai parlé comme ça, elle a tout de suite changé de comportement. Elle n’était plus agressive, elle est devenue très gentille. Mais tout de même, je ne suis resté que deux mois et demi. Je repense à elle quand je la vois à la télé, ça me fait des nouvelles.
Un autre problème que je dois gérer : ce sont les habitudes de rangement très différentes. Chacun sa façon de faire, bien sûr, mais quand un bureau est en désordre, c’est difficile de décider comment il faut ranger. Je me dis qu’il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas toucher. J’essaie de regrouper un peu quand même. J’aime bien quand les serviettes ou les couettes sont pliées d’une certaine façon, quand les couverts sont bien rangés, mais je sais que ça dépend des personnes. Je m’adapte, j’essaie de comprendre ce que les gens veulent, ce qui leur va, je fais avec ce qui me semble bien à mon idée.

Aujourd’hui, j’ai envie de faire autre chose. Faire le ménage, c’est dur pour le dos, il faut trainer l’aspirateur, se pencher souvent. Il y a tous les produits ménagers qu’on respire. Et puis j’aimerais monter ma propre affaire, je pense à un snack. Comme j’ai beaucoup travaillé, je suis partie très peu en vacances, j’ai un peu d’économies pour acheter un local. Ça serait plus près de chez moi. Pas un restaurant, c’est trop compliqué à cause de toute la règlementation. Il faudra que je fasse un stage pour apprendre ce qu’il faut. Mais ce serait mon affaire, je pourrais avoir deux employés. Je voudrais aussi faire du bénévolat dans une association, pour aider les autres, en particulier les réfugiés.

Propos recueillis et mis en texte par Patrice Bride


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