Journal d’une bedworkeuse

Journal d’une bedworkeuse – épisode 29

Vendredi 10 avril

J’attaque la journée par l’écriture de mon article pour Travail et Démocratie. Mon journal de bord est précieux pour m’aider à dresser l’état des lieux de mes réflexions. Mais comme il commence à devenir conséquent, il alimente si bien mon article que celui-ci n’en finit pas de s’écrire. J’y passerai presque la journée sans parvenir à y mettre le point final.

Je suis seulement interrompue par deux appels. Le premier est celui de Marc. Il n’a pas reçu la version 11 de son manuscrit, que je lui ai pourtant adressée la veille. C’est la troisième fois en une semaine que sa boite mail reste sourde à mes envois. Je lui demande si je peux écrire sur une autre messagerie sans risquer de compromettre la confidentialité du récit d’Amina, son épouse. Il me donne l’adresse de son secrétariat, se chargera de télécharger le contenu du courriel et de l’effacer aussi sec.

Le second émane d’une jeune femme qui téléphone pour son frère. Il souhaite entrer dans une formation d’opérateur pour des entreprises classées Seveso. Il veut que son dossier se distingue des autres candidats, mais est en panne d’inspiration pour rédiger un questionnaire de motivation singulier et remarquable, au sens strict du terme. Il ne doit pas être à l’aise puisqu’il délègue le soin de trouver un écrivain public à sa sœur. Nous convenons elle et moi qu’elle me transfèrera l’ensemble des documents adressés au jeune homme par l’organisme de formation, ainsi que son CV. De mon côté, après en avoir pris connaissance et évalué la quantité de travail requise, je lui transmettrai un devis.

Moi-même ai un coup de fil à passer : j’ai réservé une semaine de vacances en juin prochain et le solde de la facture sera prélevé dans exactement quatre jours. Comme pour le séjour-anniversaire aux studios Harry Potter de mon petit-fils, qui prendra 7 ans le 9 juillet, la réponse est évasive : pour le moment, le voyagiste se contente d’annuler les déplacements prévus jusqu’à fin avril. Nous l’avons déjà appris à l’occasion de l’annulation d’un court séjour prévu en début du mois, les entreprises du tourisme ont été autorisées par ordonnance de l’exécutif à ne pas rembourser leurs clients et proposent donc systématiquement un avoir ou un report du projet à une date ultérieure. Nous aurions pu souhaiter, à la faveur du confinement et aux enseignements qu’il nous inspire, moins nous déplacer, revenir à des pratiques moins onéreuses et surtout plus écologiques, mais nous n’avons pas le choix. Le modèle économique antérieur reste privilégié.

En fin d’après-midi, je m’autorise à lever le nez de mon article pour procéder à ma promenade quotidienne d’une heure. C’est plus qu’une balade ou le besoin de s’aérer, ça nous aide à nous sentir vivants, encore dans le monde et nous permet d’espérer pouvoir dormir un peu le soir. Mon compagnon appelle cette sortie son « anti-phlébite ». Je comprends mieux pourquoi on parle d’une promenade de santé… En passant devant le jardin du voisin, j’admire son cerisier, qui explose littéralement de fleurs. Une pure merveille. Depuis quelques jours, je le photographie à peu près à la même heure et à la même distance. Comme sa beauté déclinera nécessairement, la galerie pourra s’appeler : « Grandeur et décadence ».

Cette capture quotidienne me renvoie aux images que poste chaque jour un photographe professionnel sur Facebook : il saisit les petits riens de son appartement parisien et de sa vie cloitrée. Pain grillé, poignée de porte, toit d’ardoises, vaisselle, reflets… Il nous ramène aux délices voluptueuses du chez-soi, de l’enveloppe matérielle et immatérielle qui nous sépare de l’intrusion de l’autre. Ce n’est pas un repli, mais une retraite, un lieu où par la force des choses on se retire d’une vie publique rendue impossible par la maladie, celui de notre vie secrète, intime… Le fait est que le confinement nous amène à voir ce que l’on ne voyait plus, à entendre ce que l’on n’entendait plus, à humer ce que l’on ne sentait plus, à redécouvrir et à éprouver une affection renouvelée ce qui nous semblait acquis.

Comme j’ai dû renoncer à faire les courses à pied (à ne pas confondre avec la course à pied), je prends ma voiture pour me rendre au supermarché, à 650 m porte-à-porte. J’avais fait une première tentative juste après le déjeuner, mais la queue des clients dans et hors le magasin m’avait effrayée. À 18 heures, je n’attends que très peu de temps que l’agent de sécurité me fasse entrer. En revanche, l’enseigne a été dévalisée. Je constate pour la deuxième fois que l’eau de Javel fait partie des produits extrêmement sollicités.

À mon retour, vers 19 h, nous attendons la traditionnelle allocution télévisée du Directeur général de la santé, qui indique le nombre de décès ainsi que les entrées et sorties concernant les services de réanimation. Nous espérons toujours qu’après le fameux plateau, qui semble se dessiner depuis quelques jours, nous puissions constater la décrue de l’épidémie. Mon compagnon étant jeune retraité, il passe beaucoup de temps devant les chaines d’information qui fonctionnent en boucle sur le Covid-19. Je préfère pour ma part faire le point une ou deux fois par jour, et le télétravail m’y aide, ainsi que les activités domestiques que je pratique avec plus d’entrain depuis le confinement.

Tout est chamboulé dans notre vie, décidément…

Corinne Le Bars, écrivain public et biographe

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